Wendy Delorme – Viendra le temps du feu

3e lecture du Cocorico challenge, dans la catégorie Joséphine Baker (science-fiction). J’ai choisi pour cette catégorie Viendra le temps du feu de Wendy Delorme. Mais après lecture, je dois bien avouer que ça ne s’y prête pas forcément (mais dans le fond on s’en fout). Parce que je ne dirais pas que ce roman est de la SF. Je parlerais plus d’anticipation, sans qu’il n’y ait d’éléments scientifiques ou technologiques développés ni même évoqués. Avec ce roman, Wendy Delorme propose un texte intimiste, un témoignage collectif de la vie dans une société totalitariste.

4e de couverture

« Elles étaient toutes brisées et pourtant incassables. Elles existaient ensemble comme un tout solidaire, un orchestre puissant, les organes noués en ordre aléatoire, un grand corps frémissant. Et j’étais l’une d’entre elles. »

Une société totalitaire aux frontières closes, bordée par un fleuve. Sur l’autre rive subsistent les vestiges d’une communauté de résistantes inspirée des Guérillères de Monique Wittig. Dans la capitale du territoire fermé, divers personnages se racontent, leurs aspirations, leurs souvenirs, comment survivre, se cacher et se faufiler dans un monde où les livres sont interdits.

Une dystopie glaçante ?

Plutôt un roman d’anticipation

Viendra le temps du feu n’est pas un roman doux. Il n’épargne pas ses personnages, ni le lecteur. Je ne dirais pas qu’il peint un monde dystopique. Parce que c’est tellement vraisemblable… Il n’y a rien d’imaginaire, ici. Je parlerais plus d’un roman d’anticipation. Ce qui rend le texte encore plus glaçant.

Viendra le temps du feu est notre futur, d’ailleurs l’autrice se sert de l’actualité pour poser les bases de son Etat totalitaire. Elle évoque, à travers les témoignages, les événements qui se sont accumulés à partir desquels tout a commencé à partir en vrille. L’urgence climatique, avec les étés chauds et suffocants, les catastrophes à répétition, l’inaction des gouvernements malgré l’appel de la jeunesse, le poids des lobbies. La gronde sociale, de plus en plus réprimée, jusqu’à un point de non retour. La question du renouvellement des populations. Pas besoin d’aller chercher du côté de La servante écarlate : il suffit de regarder ce qui se passe là maintenant pour comprendre ce qu’il se passe.

Puis de fil en aiguille, viennent les premières mesures totalitaires. Traque des individus, contrôle des corps, répression des comportements considérés comme déviants par les autorités (l’homosexualité en premier lieu), rationnement contre contribution à la société, mise en place d’un état policier… Le monde décrit dans le roman est épouvantable, mais il est notre futur, tant il prend racine dans ce qu’il se passe partout actuellement.

C’est ça le principal point fort du roman : sa ressemblance avec notre monde actuel. C’est ce qui rend le texte si terrifiant. Plusieurs fois les personnages parlent d’ailleurs du passé (notre présent donc) en disant que tout le monde savait qu’on allait dans le mur, mais que personne n’a rien fait. Viendra le temps du feu est donc le mur, ce qui nous attend.

Un autre monde possible

Viendra le temps du feu décrit à travers les témoignages ce régime totalitaire à travers sa capitale, seul lieu que l’on va parcourir. Nulle mention d’autres villes, d’autres endroits de cet Etat. Cela pourra être un peu frustrant pour certaines personnes. Parce que ça manque de précisions. Mais dans le fond on n’a pas non plus besoin de plus pour se faire une idée de la vie dans cette ville.

Par ailleurs, celle-ci parait encore plus terrifiante par le contraste qu’elle offre avec la sororité qui a été mise en place quelques dizaines d’années plus tôt, de l’autre côté de la rive, et dont sont issues plusieurs des femmes qui rapportent leur témoignage. Deux systèmes de valeurs, deux mondes et deux fonctionnements différents, irréconciliables. Presque deux extrêmes. La peinture de ce monde totalitaire est donc perçue le plus souvent de manière indirecte, confrontée au regard de femmes qui ont connu autre chose. On fait donc un va-et-vient constant entre avant et maintenant, la rive opposée et la ville, les femmes de la sororité et le mélange dans la ville.

Viendra le temps du feu montre donc une porte de sortie possible, mais sans le faire de manière manichéenne. Si la représentation des deux clans peut être assez schématique et tracée à gros traits, la vie dans la sororité n’est pas non plus idyllique, douce, ni évidente. Ca ne fait pas rêver non plus. La violence est partout même là, juste différente. D’ailleurs, l’évocation a posteriori de cette sororité dont il ne reste que des vestiges en dit long sur la pérennité d’un tel modèle. En revanche, la fin ouvre des portes (au sens figuré comme littéral) certainement intéressantes, mais c’est là une autre histoire qu’il faudra raconter.

Un roman intimiste et sensuel

Dans l’intimité des personnages

Viendra le temps du feu est un roman choral. Plusieurs femmes et un homme évoquent leur quotidien infernal, leurs espoirs brisés, leurs peines, leurs meurtrissures, leurs amours perdues. Le roman est court, ponctué de petits chapitres. De ce fait, il se lit très vite. La rapidité est accrue par la diversité des voix narratives et des temps. Une multitude de « je », ici du passé, ici du présent… Les souvenirs s’entremêlent au récit du présent, à l’instantanéité.

Dans tous les cas, Viendra le temps du feu dans un roman intimiste, où chacun dévoile ses peurs, ses espoirs, ses souvenirs, mais aussi sa propre sensibilité. Le roman est la voix de corps qui s’expriment, parce que la manipulation des masses se fait à la fois sur les esprits mais aussi sur les corps. Alors les corps vivent, aiment, bougent, respirent, font mal. Beaucoup de sensualité se dégage de ce roman, qui offre quelques passages assez crus. A la fois entiers et violents, car rien dans ce monde ne permet à la douceur de se répandre…

C’est un petit quotidien qui se raconte ici. Les personnages ne sont rien ni personne. Pas des conquérants, pas des résistants combattants. Viendra le temps du feu n’est pas un roman d’action. Enfin, presque. Parce que les dernières pages du roman proposent quelque chose de beaucoup plus guerrier. Ce que j’ai trouvé assez maladroit, car ce changement de cap et de ton tombe un peu comme un cheveu sur la soupe et est à la fois vite amené et vite torché. La précipitation finale m’a laissée perplexe, complètement à l’écart de ce que proposait le roman jusque-là.

Qui sont les personnages et pour qui écrivent-ils ?

Il se dégage par ailleurs du texte une sorte de flou qui représente finalement assez bien l’état dans lequel se trouvent les personnages. Le flou réside dans le fait qu’on ne sait pas trop comment ni par quel biais les personnages s’expriment. Ni à qui. Un personnage par exemple écrit ses pensées à la manière d’une missive pour sa famille. Un autre en guise d’adieu. Mais on ne sait pas comment ces textes nous parviennent. Le roman ne le dit pas. Quant aux autres, mystère.

On va dire que le roman se concentre davantage sur le contenu des écrits que sur l’acte d’écriture lui-même. Mais la manière dont ces différents témoignages ont été réunis et associés pour donner lieu à un roman me semble artificielle. Comment nous sont parvenus ces témoignages ? Comment les a t-on retrouvés ? De cela, le roman ne dit rien. Je me souviens de La servante écarlate qui se conclut par un colloque d’historiens qui étudient la société de Gilead à partir d’un témoignage retrouvé et enregistré sur des cassettes. Ca donne du corps et du poids à ce qui se donne à lire.

Mais dans Viendra le temps du feu, on doit se contenter des témoignages sans se poser de question. En ce qui me concerne, ça ne marche pas. Car j’adore me poser des questions et avoir a minima des pistes pour y répondre. Là, rien du tout. Par conséquent, je me suis dit qu’on s’en fichait peut-être et que ce n’était pas le sujet. Je trouve cela dommage, car dans ce cas précis d’une anticipation très vraisemblable qui cherche à créer de l’émotion et surtout une réflexion sur notre présent, j’ai besoin que les personnages soient plus que des êtres de papier et qu’il y ait d’autres justifications à ce qui se donne à lire que « faites comme si ». Pour le coup, cette facilité a créé chez moi une distance beaucoup plus grande avec les personnages et leur récit m’a beaucoup moins touchée que je l’espérais.

Une ou plusieurs voix ?

Un chœur pas très choral

Ce qui m’a un peu déçue également dans le roman c’est l’alternance de voix. Parce que finalement, il n’y a pas vraiment de chœur. Plusieurs personnes racontent, écrivent et parlent, mais je n’ai pas ressenti non plus d’individualité particulière. Je constate souvent ça dans les dialogues de romans. Tous les personnages parlent souvent de la même manière, sans distinction. Ici, c’est le cas. Hormis lorsque « l’enfant » parle, chaque personnage est semblable à un autre.

C’est d’autant plus marquant que si la forme des témoignages diffère peu, le fond est également redondant. Les récits se ressemblent beaucoup, racontent la même perte d’espoir, la même douleur, la même peur. Il n’y a pas vraiment de voix qui se détache des autres. On retrouve partout la même prose douce et poétique, qui relate l’horreur vécue. C’est certes beau à lire, mais je n’entends pas de chœur. Juste une voix; belle mais monocorde.

La voix de la communauté

Mais j’en ai discuté avec Naka and books sur instagram, et sa théorie est très intéressante. Selon elle, c’est peut-être fait exprès, pour insister sur le poids du collectif plutôt que sur l’individu seul. En somme, un récit qui souhaite davantage mettre l’accent sur le groupe sororal, comme la voix unique de toutes ces femmes qui ont été meurtries de manière similaire par l’Etat totalitaire en place. Une manière de faire corps, de faire front uni. Quelque chose comme « nous sommes plusieurs, mais nous ne faisons qu’une ».

C’est d’autant plus pertinent que la communauté sororale du roman est effectivement centrale. D’ailleurs, un personnage n’a pas de prénom (on ne le découvre qu’à la fin). Il est désigné par « L’enfant ». Le roman n’est vraiment pas dans le détail des individus. Il en est également de même pour la ville, peuplée d’une foule certainement disparate et nuancée, mais traitée comme « les Autres ». Une foule perçue comme une seule et unique entité, l’ennemi. Viendra le temps du feu peut alors se lire comme le schéma d’un système en place, qui regroupe ses différents acteurs à leurs fonctions actantielles. Ce faisant, même si cela peut sembler manquer de nuance et de finesse, le poids et la voix de chaque groupe est amplifiée, et le message du roman est limpide.

En pratique

Wendy Delorme, Viendra le temps du feu

Editions Cambourakis, 2021

Couverture : Karine Rougier

Autres avis : Coup de cœur pour Yuyine; des réserves assez similaires aux miennes pour Mana sur son blog La rivière des mots; un roman beau et rayonnant pour Lena malgré le monde qu’il dépeint.

Voilà une lecture qui aura généré pas mal d’interrogations. Viendra le temps du feu est un roman d’anticipation qui dépeint un futur très probable et très proche. En cela, Wendy Delorme dépeint un monde terrifiant et le fait avec beaucoup de vraisemblance sur certains plans. Paradoxalement, les choix narratifs effectués m’ont laissée perplexe. Une représentation très schématique des rapports de force, un chœur plutôt monocorde et un manque d’individualités ont créé chez moi une certaine distance qui a amoindri la force du propos. Question de sensibilité, d’autre ressentiront les choses différemment. Dans tous les cas, ce ne sont pas du tout de mauvais choix : c’était un pari osé, et le résultat est intéressant, l’angle choisi original et le message du roman très compréhensible, marquant.

6 commentaires sur “Wendy Delorme – Viendra le temps du feu

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  1. Merci pour ce retour si complet. Il me tarde encore plus de le lire maintenant afin de m’en faire mon propre avis. Et ça tombe bien car il est dans ma PAL du plib 👍👌

  2. J’avais lu ce roman en pleine période d’élection présidentielle…. très mauvaise idée ! (mais c’était pour le Prix Imaginales des Bibliothécaires). J’ai donc retenu de cet ouvrage son côté anxiogène parce que, comme tu le soulignes, très réaliste. Intéressant, mais trop anxiogène pour moi !

    1. Ah oui, effectivement ce n’était pas un super timing 😐 Effectivement, il est anxiogène quand on le rapporte à notre présent. Certains choix ont mis de la distance entre ce texte et moi, ce qui m’a permis d’être moins touchée que toi. Mais je comprends tout à fait que ce soit « trop »…

  3. Un roman que j’ai adoré pour ma part, le côté anxiogène ne m’a pas du tout marquée mais au contraire j’ai aimé cet aspect collectif et de sororité présenté ici. Par contre totalement d’accord sur le fait que ça n’est pas de l’imaginaire à proprement parler !

    1. Ah j’ai bien aimé aussi et il m’a beaucoup marquée, d’ailleurs je suis contente parce que je l’ai vendu à une copine du boulot qui l’a lu et a beaucoup aimé aussi. En fait les points que j’ai soulevés et qui me semblaient moins réussis m’ont fait pas mal réfléchir, et finalement c’est plutôt positif, ça aussi ! Par contre comment tu as fait pour ne pas être marquée par le côté anxiogène ? 😐 J’ai l’impression de lire notre futur, ça me perturbe vraiment beaucoup. Je n’arrive pas trop à prendre de la distance avec ce que je lis ou regarde, c’est un vrai problème 🙁

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