Premières lignes #8 : Le monde de Julia

Bonjour et bienvenue dans les premières lignes #8 ! Il y a quelques jours, une discussion avec Le nocher des livres sur sa dernière lecture, Le livre de Nathan, a dérivé sur le label Mü. Jusqu’ici mes tentatives se sont soldées par un échec cuisant. Abandon des Oiseaux du temps et Je suis le rêve des autres. Je suis allée au bout de Moi, Peter Pan mais c’était pas forcément mieux. J’avais donc fini par me dire que ce label ne me convenait pas du tout. Mais la chronique de Stéphane me tente. Et quand il évoque le Monde de Julia de Jean Baret & Ugo Bellagamba, ça me tente encore plus. Mais j’hésite. « Tu peux regarder les premières lignes et voir si elles te séduisent. » Ca alors, mais quelle brillante idée ! J’y avais même pas pensé !! (Des fois ça tourne pas rond là-haut; heureusement qu’il y en a qui suivent…)

Le monde de Julia : 4e de couverture

 » … Ou la recherche d’une justice parfaite.

C’est le chaos. Partout. Depuis des années, l’humanité exsangue, à la suite de bouleversements climatiques et sociaux, est réduite à une population congrue. Réunie en tribus aux règles tirées de romans, de séries ou de films, elle tente de refaire société au prix de conflits sanglants entre les clans. Protégée des affres du monde, Julia vit loin, perdue dans la montagne. Sa vie n’est faite que de dessins et d’enseignements prodigués par Roland-17, son tuteur.

Quand ce dernier, au bout de ses réserves énergétiques, s’éteint, Julia se retrouve seule et décide de partir à la recherche de ses parents. Commence alors un voyage philosophique pour Julia et un faucon mystérieux qui l’accompagnera et l’initiera a l’esprit des lois pendant qu’un groupe de chercheurs tente des expériences pour comprendre et dessiner ce qui constituera la première pierre d’une société parfaite ».

Ugo Bellagamba et Jean Baret nous content le récit initiatique d’une jeune fille et la vie de sociétés tribales et violentes dans un incroyable hommage aux cultures geek et pop. Le Monde de Julia nous embarque dans des lieux étonnants, des règles de société folles, et dans la recherche légitime d’une justice enfin parfaite.

Premières lignes #8 : Le monde de Julia

L’OBSERVATOIRE

Julia se tenait assise, au sommet de la piste, à quelques centaines de mètres de la maison. De là-haut, elle pouvait embrasser un large panorama, avec le lac ocellé d’azur, dans son écrin de roches claires, et les pics enneigés qui ressemblaient à des gardes aux hallebardes blanches. Son regard enthousiaste glissait des pentes boisées de l’adret aux ombres allongées de l’ubac, puis remontait, comme un aigle fier et fou de vitesse, vers les nuées à la dérive. Julia cherchait encore la forme de son sujet, quand, d’une main assurée, machinalement, elle ouvrit son carnet à la bonne page et positionna la pointe de graphite à l’aveugle, au centre exact de la feuille vierge.

Là, sur la berge la plus proche du lac d’altitude, à droite d’un pierrier de faible amplitude, elle le vit enfin. Un rocher recouvert d’un panache de mousse verte, et voûté sur lui-même. Il semblait être là depuis le premier matin du monde. Sur la feuille du carnet, le crayon crissa dans une courbe douce, mais brisée par une excroissance oblongue, inélégante. Julia y reconnut la face grotesque d’un Cyrano, tombé de la Lune, et dont l’appendice nasal démesuré, profondément fiché en terre, l’empêchait de rouler jusqu’à l’onde sereine et d’y noyer son chagrin. Telle une Roxane, Julia l’écouta, mais le roc au glauque couvre-chef ne fit point de vers. Il se tint coi. Boudeur, peut-être vexé. À moins qu’il n’ait été effrayé par quelque chose. Mais, il n’y avait ici que des marmottes et des poissons invisibles.

La jeune artiste suspendit son geste, et, cédant à une intuition, se tourna vers le chemin qu’elle avait emprunté. Au début, il ne se passa rien, puis naquit un éclat améthyste qui dansait et s’approchait. Julia sourit. Ce devait être l’heure du petit déjeuner, et il venait la chercher. L’infatigable et incorruptible gardien de ses nuits et de ses jours. Distraitement, elle referma le carnet, avec le crayon prisonnier, en guise de marque-page, et se leva. Elle le savait : une jeune fille bien élevée ne fait pas attendre son garde-temps sur roulettes.

***

R-17 progressait sur ses chenilles débrayables, longeant le sommet de ce qui avait été, il y a longtemps, une piste de ski, sans doute très prisée ; le panonceau rouillé qui indiquait son nom et sa difficulté, était pratiquement illisible. Il avait dû être de couleur rouge. Quelques lettres étaient encore lisibles : «   OB   VAT  R  ». En augmentant la sensibilité de ses capteurs optiques, le robot était en mesure d’en reconstituer le tracé, le temps d’un cliché numérique, rapidement archivé.

« L’Observatoire. »

Dans la pente, il comptait cinq pylônes d’acier encore debout, qui avaient dû soutenir les nacelles du télésiège. Les autres s’étaient manifestement effondrés sous le poids des ans, à moins qu’ils n’aient été démantelés pour leur métal. R-17 jugeait la seconde hypothèse probable. D’autant que le câble porteur avait également disparu. Le robot releva la présence, en contrebas, d’autres éléments métalliques, tubulaires, et de morceaux de cuir qui correspondaient à la forme d’une nacelle. Cette dernière avait dû échapper au pillage en restant ensevelie sous plusieurs dizaines de centimètres de neige et de roches, au fil des saisons. Il nota l’emplacement.

Le robot-compagnon, malgré le gouffre qui s’ouvrait à sa gauche, juste de l’autre côté de la piste, accéléra en se rapprochant de l’enfant. Il se mit à fredonner une comptine. Sa programmation intégrait une prédisposition à l’enthousiasme ; une phrase-clef dans sa mémoire lui était comme une loi fondamentale : « susciter et entretenir, en toute occasion, la curiosité du savoir et le pouvoir de s’émerveiller ». Montrer, expliquer le monde, voilà quelle était sa seconde mission.

La première, la plus sacrée, était, bien sûr, de protéger Julia ; en toutes circonstances. Au mépris de son intégrité physique, s’il le fallait. Prévenir les fractures plutôt que les réduire, éviter les blessures plutôt que les guérir, mais, le cas échéant, il disposait de tout le savoir-faire et du matériel nécessaire. Comme R-17 n’était qu’un robot, répondant à un programme, et non l’une de ces intelligences artificielles prétentieuses et assez peu dignes de confiance, il n’avait pas anticipé que c’était cette première mission qui serait finalement la plus difficile à remplir.

Premières lignes #8 : quelques réflexions

Ce tout début me fait penser à un dézoomage au cinéma. On commence par vous parler des environs, du temps qu’il fait, des nuages qui passent, avant de dézoomer pour centrer sur le personnage dans ce décor. C’est très fréquent mais ici il y a de l’audace. Car le premier mot du texte est un des mots du titre, Julia, le personnage central. Entrer dans le roman avec de tels gros sabots doit sans doute faire partie des « ne surtout pas faire » conseillés aux auteurices. Qu’à cela ne tienne, les auteurs le font quand même, et tant mieux. Parce que c’est osé, et que ça crée un mouvement de caméra : Julia – le décor – Julia. Hop, quelques lignes et on a embrassé tout le décor par ses yeux. Efficace et direct avec un peu de mouvement.

J’aime la manière ensuite dont les choses apparaissent. Il y a dans ces premières lignes une mise en scène très théâtrale. Julia dessine, et le second paragraphe met du temps à nous dévoiler son sujet central. Un caillou. Qui ressemble à Cyrano. (Hop, un peu d’intertextualité au passage – j’adore ce genre de clins d’œil, ça me fait fondre). Et puis ensuite, vient R-17. Même mécanisme que dans le premier paragraphe. D’abord le robot, qui regarde la pente dans son ensemble pour se fixer ensuite sur les nacelles du télésiège.

Une entrée sur scène des personnages et du décor assez efficace, tout en mouvement et dans un parallélisme que je trouve intéressant. Car on devine que ce duo va fonctionner ensemble, avec ses forces, ses faiblesses, son énergie et ses tiraillements. Le dernier paragraphe le montre bien, en présentant enfin les enjeux du texte. En somme, ces premières lignes me semblent en parfait accord avec le contenu promis en 4ème de couverture.

Ajoutons à cela une écriture qui me plait, un éventail de vocabulaire assez riche, le tout sans en faire des caisses. Je décèle même dans les dernières lignes (de l’incipit hein, j’ai pas le bouquin donc j’ai pas encore lu la fin avant de commencer) un peu d’humour. Bref, vendu, ça me plaît. Allez hop, dans la liste de souhaits. (Cette idée de faire des Premières lignes était une catastrophe en fait. Une terrible et fausse bonne idée).

Premières lignes #8 : en pratique

Jean Baret, Ugo Bellagamba : Le monde de Julia

Mnemos, label Mü, avril 2023

Couverture : Kevin Deneufchatel

Un rendez-vous bloguesque partagé

Ce rendez-vous est suivi par pas mal de blogueurs et blogueuses :

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N’hésitez pas à me dire si vous participez aussi à ce rendez-vous dominical, je pourrai actualiser la liste !

Alors, verdict ? Qu’avez-vous pensé de ces Premières lignes #8 ? Avez-vous déjà lu ce titre, ou cet incipit vous a t-il donné envie de lire ce roman ? De mon côté, j’ai bien envie de retenter l’expérience Mü. Un court roman pourrait être une bonne idée pour me rabibocher avec la collection. D’autant que quand même, la ligne édito me plait vraiment, alors j’aimerais beaucoup que l’étincelle se crée. J’ai un ou deux titres qui m’intéressent : Sous la lune brisée et Tous les hommes, pour commencer. Et évidemment Le livre de Nathan donc, avec sa mise en abyme qui pourrait bien me séduire. Bref, Le monde de Julia pourrait bien être au programme de mon automne… ! D’ici là, bon dimanche et bonnes lectures !

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