Premières lignes #20 : La fille qui se noie

Bonjour, et bon dimanche ! Pour aller avec le temps très humide, je vous propose ce matin dans les Premières lignes #20 un livre bien dans le thème. Il s’agit de La fille qui se noie de Caitlin R. Kiernan, chez Albin Michel Imaginaire. Enfin, on parle de noyade dans le sens figuré. Mais vous avez l’idée. Je vous laisse avec le résumé, les premières lignes et on se retrouve plus bas.

4e de couverture

India Morgan Phelps, dite Imp, veut écrire une histoire de fantômes, avec une sirène et un loup. Involontaire disciple de Jean Cocteau, elle a compris instinctivement, très jeune, que « Le poète est un mensonge qui dit toujours la vérité. »
Cette jeune femme remarquable, mais mise à l’épreuve par la vie – sa grand-mère maternelle s’est suicidée, sa mère s’est suicidée – écrit un récit à nul autre pareil, qui oscille entre le journal intime et l’histoire de fantômes. Peu à peu s’élabore un véritable labyrinthe littéraire, dans lequel on rencontrera une sirène, une louve sans défense et enfin, Eva… Une femme qui évoque le modèle d’un tableau datant de 1898 et fascine Imp depuis son enfance.
Mais qui était Eva ? Quelle a été sa vie ?

S’il commence comme un roman gothique contemporain, La Fille qui se noie se révèle au fil des pages comme une enquête surnaturelle et bouleversante, à plus d’un siècle de distance. Finaliste du Nebula Award, du British Fantasy Award, du World Fantasy Award, du Mythopoeic Award et du Shirley Jackson Award, La Fille qui se noie a reçu deux prix prestigieux : le Bram Stoker Award et le James Tiptree Jr Memorial Award.

Premières lignes #20 : La fille qui se noie

« Je vais écrire une histoire de fantômes, a-t-elle tapé sur sa machine. Une histoire de fantômes avec une sirène et un loup. »

Mon nom est India Morgan Phelps, mais presque tout le monde m’appelle Imp. Je vis à Providence, dans le Rhode Island ; quand j’avais dix-sept ans, ma mère est morte à l’hôpital Butler – anciennement hôpital Butler « pour aliénés » –, situé au 345 Blackstone Boulevard, juste à côté du cimetière de Swan Point. La mention « pour aliénés » n’était peut-être pas bonne pour les affaires. Les médecins ou les administrateurs – ceux qui prennent les décisions – ont dû estimer que les fous seraient moins enclins à se laisser enfermer dans un établissement qui ose avouer sa véritable nature. Que, dans ce cas précis, l’honnêteté pouvait constituer un handicap. Je l’ignore, mais ma mère, Rosemary Anne, s’est fait interner parce qu’elle était folle. Elle est morte à l’âge de cinquante-six ans, à l’hôpital et pas ailleurs, parce qu’elle était folle. Elle le savait parfaitement, et moi également ; si vous voulez mon avis, ne plus préciser « pour aliénés » revient à enlever le mot « burger » dans Burger King, sous prétexte que les hamburgers sont moins bons pour la santé que les salades. Ou à supprimer « Donuts » dans Dunkin’ Donuts parce que les beignets provoquent des caries et font grossir.

Ma grand-mère Caroline – la mère de ma mère, qui est née en 1914 et a perdu son mari pendant la Seconde Guerre mondiale – était folle, elle aussi, mais elle est morte dans son lit, à son domicile de Wakefield. Personne ne l’a envoyée à l’hôpital ou n’a essayé de prétendre qu’elle n’était pas folle. Peut-être que les gens le remarquent moins à mesure qu’on vieillit, ou chez les personnes âgées. Caroline a ouvert le gaz, puis fermé toutes les fenêtres et les portes avant d’aller se coucher ; dans sa lettre d’adieu, elle a remercié ma mère et mes tantes de ne pas l’avoir fait enfermer dans un asile où on l’aurait obligée à continuer à vivre, même après qu’elle ne le supportait plus. D’être en vie, je veux dire. Ou d’être folle. Les deux peut-être.

Par une certaine ironie du sort, ma mère doit son internement à mes tantes. Je suppose que mon père s’en serait chargé, mais il est parti quand j’avais dix ans ; personne ne sait où il est allé. Il a quitté ma mère parce qu’elle était folle, alors j’aime à penser qu’il n’a pas survécu longtemps après nous avoir abandonnées. Plus jeune, je n’arrivais pas à dormir la nuit et j’imaginais pour lui toutes sortes de morts horribles, des châtiments divers et variés qu’il méritait pour nous avoir larguées, trop lâche pour nous soutenir, ma mère et moi. J’ai même fini par dresser une liste des différentes fins désagréables qu’avait pu connaître mon père. Je la gardais dans un bloc-notes, lui-même rangé dans une vieille valise cachée sous mon lit afin d’éviter que ma mère ne la voie. « J’espère que mon père est mort d’une maladie vénérienne, et que sa bite a pourri et s’est détachée » figurait en bonne place. Après avoir épuisé les options les plus évidentes – accident de la route, intoxication alimentaire, cancer – j’ai fait preuve de plus en plus d’imagination. Le dernier élément que j’ai ajouté à ma liste (no 316) était : « J’espère que mon père a perdu la raison, et qu’il est mort seul et effrayé. » J’ai toujours ce bloc-notes, mais maintenant je le garde sur une étagère, je n’ai plus besoin de le cacher dans une vieille valise.

Ma mère, donc. Rosemary Anne est morte à l’hôpital Butler. Elle s’est suicidée, malgré une surveillance permanente. Elle était dans son lit, entravée, et une caméra vidéo filmait l’intérieur de sa chambre. Mais elle a tout de même réussi. Elle a avalé sa langue et s’est étouffée avant qu’une infirmière ou un garçon de salle remarque quoi que ce soit. Le certificat de décès indique qu’elle a succombé à une crise d’épilepsie, mais je sais que ça n’est pas ce qui s’est passé. Au cours de mes visites, elle m’a trop souvent répété qu’elle voulait en finir. Et d’ordinaire, je lui répondais que j’aurais préféré qu’elle se rétablisse et revienne vivre à la maison, mais que je ne lui en aurais pas tenu rigueur si c’était vraiment ce qu’elle avait à faire, si elle devait mourir. Si un jour, ou une nuit, elle n’en pouvait plus. Elle me disait qu’elle était désolée, mais contente que je comprenne ; elle m’en était reconnaissante. Je lui apportais des bonbons, des cigarettes et des livres ; on discutait d’Anne Sexton et de Diane Arbus, de Virginia Woolf aussi, qui avait rempli ses poches de pierres, puis s’était jetée dans l’Ouse. Je n’ai jamais parlé de ces conversations aux médecins de Rosemary. Ni du jour où, un mois avant qu’elle n’avale sa langue, elle m’a remis un billet qui citait la lettre de suicide de Virginia Woolf. « Ce que je veux te dire c’est que je te dois tout le bonheur de ma vie. Tu t’es montré d’une entière patience avec moi et indiciblement bon. Tout le monde le sait. Si quelqu’un avait pu me sauver, c’eût été toi. Tout m’a quitté excepté la certitude de ta bonté. » Je l’ai accroché avec une punaise au mur de la pièce où je peins – mon atelier, je suppose, même si j’y pense d’habitude simplement comme la pièce où je peins.

Je n’ai compris que j’étais folle, et que je le resterais probablement toujours, que deux ans après la mort de Rosemary.

Quelques réflexions

Avez-vous, comme moi, l’impression déjà d’avoir bu la tasse ? Avant même d’avoir plongé, je sens que je chancelle déjà. Imp n’a pas l’air ni commode ni très stable. Il faut dire que sa vie est bien merdique, alors ça n’aide pas. Le roman commence pourtant assez classiquement, une fois le projet de roman, un peu étrange, posé. Une sorte de petite parenthèse avant de rentrer dans le dur. Et ce dur, il est visible sur les pages qui suivent. De longs paragraphes collés, comme un récit fait en apnée. Des misères et des misères qui se suivent, les unes à la suite des autres, enfonçant davantage le personnage qui raconte dans les profondeurs. Ces premières lignes me font déjà comprendre le titre…

En attendant, Imp repousse autant qu’elle captive son auditoire/lectorat. J’utilise à escient les deux termes. En effet, d’un côté le roman commence à la machine à écrire, et on a la sensation de le lire en même temps qu’il s’écrit. Mais d’un autre côté, j’ai l’impression d’écouter Imp parler. Son récit est dynamique, doté d’un grand naturel tout en restant dans un registre de langue plutôt courant. J’aime entendre son ironie et ses commentaires en aparté.

J’ai parcouru rapidement le roman, pour voir si ces paragraphes mastocs continuaient. Il semble que ce soit le cas, avec une part du récit beaucoup plus importante que celle des dialogues. Ca m’arrange, j’aime moins les dialogues. Mais il va falloir les avaler, en prenant garde de ne pas le faire de travers ou de boire trop souvent la tasse. En tout cas, ça promet; je m’attends à une expérience assez inédite de lecture, et j’ai hâte de me plonger définitivement dans ces lignes. En prenant garde de ne pas m’y noyer à mon tour…

En pratique

Caitlin R. Kiernan, La fille qui se noie

Albin Michel Imaginaire, 2023

VO : The drowning girl

Traduction : Benoit Domis

Couverture : Aurélien Police

Un rendez-vous bloguesque partagé

Ce rendez-vous créé par Aurélia du blog Ma lecturothèque est suivi par pas mal de blogueurs et blogueuses : Lady Butterfly & CoCœur d’encreLadiescolocblogÀ vos crimesJu lit les motsVoyages de KLes paravers de Millina4e de couvertureLes livres de RoseMots et pelotesMiss Biblio Addict !!La magie des livresElo DitLe nocher des livresLight and smell.

N’hésitez pas à me dire si vous participez aussi à ce rendez-vous dominical, je pourrai ainsi actualiser la liste.

Avez-vous lu La fille qui se noie ? Le roman vous a-t-il plu ? Que pensez-vous de ces premières lignes #20 ? De mon côté, je suis intriguée, et j’ai bien fait de l’avoir intégré dans ma pàl de l’ultime challenge, même si ce roman est arrivé récemment dans ma bibliothèque et qu’il n’est pas un boulet que je traîne depuis des semaines sans grande envie de le commencer. Bien au contraire, et d’ailleurs il sera bienvenu entre deux lectures peut-être un peu plus traînantes. Je vous souhaite un très bon dimanche et de belles lectures !

10 commentaires sur “Premières lignes #20 : La fille qui se noie

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      1. Il y a des moments où j’ai des références en tête mais je suis raisonnable et je n’achète pas. Et d’autres où je ressors un post-it pour ne rien oublier quand je passe en librairie !

  1. Boire la tasse ! Mais oui, c’est exactement l’effet que ca m’a fait en lisant ces premières lignes ! Merci d’avoir mis des mots sur ce sentiment étrange, et merci aussi d’avoir partagé ces premières lignes. Car je dois dire qu’il me tentait déjà mais là je suis complétement intriguée par le personnage, par ce style d’écriture, par cette manière de présenter les faits et par ces drôles d’idées aussi… « J’ai même fini par dresser une liste des différentes fins désagréables qu’avait pu connaître mon père. » Cette phrase et la suite laisse présager qu’elle est d’une grande imagination, mais que ce n’est pas toujours très correct moralement. 🤭 Merci encore Zoé, tu as confirmé l’envie de découvrir ce titre !

    1. Je ne sais pas si tu sais, je l’ai découvert à l’occasion de ces premières lignes, mais sur decitre tu as la plupart du temps les premières lignes des bouquins que tu peux feuilleter (c’est d’ailleurs là que je vais récupérer le texte). Je trouve ça très pratique pour se faire une idée du style… !
      Contente en tout cas de t’avoir donné envie de lire ce roman ! Ca passe ou ça casse j’imagine, ça peut ne pas plaire à tout le monde, je suis donc très contente que ce numéro t’ait autant plu 🙂

      1. Eh bien là ça passe carrément, merci ! 🙂 Mais c’est vrai, merci pour le rappel, je n’y pensais plus que d’écrire proposait les premiers passages, le site de la Fnac aussi parfois. Faudrait que j’y pense plus souvent. 😉

  2. Idem pour moi : me voilà encore plus tentée par ce roman. Ça me fait l’impression d’un flot de paroles, d’un roman que l’on traverse en apnée. Il a l’air d’avoir vraiment une voix et un rythme particuliers.

  3. J’avais déjà repéré ce roman, mais ces premières lignes, wahou !
    (bon, ce sera pas pour tout de suite, ceci dit, là j’aimerais déjà écluser un peu ma PAL…)

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