Bonjour et bon dimanche ! J’espère que vous avez passé une bonne semaine et que votre week-end vous offre repos et lecture à volonté. Je vous propose cette semaine, dans ces premières lignes #19, l’incipit d’un roman assez court que je me suis procuré aux Utopiales. Il s’agit du roman de Clifford D. Simak, Au carrefour des étoiles. Le roman a reçu le prix Hugo en 1964 et a été traduit par Pierre-Paul Durastanti dans sa réédition récente.
4e de couverture
Etrange demeure que cette ferme Wallace, qui se dresse sur une falaise escarpée du Wisconsion. Une ferme aux fenêtres aveugles, vieille de plusieurs siècles et cependant intacte, comme si le temps n’avait nulle emprise sur elle. Enoch Wallace, son propriétaire, vie là, de toute éternité semble-t-il.
Or, c’est par cette maison — cette station — que transitent les voyageurs de l’Espace : les Thubains, masses globuleuses et bavardes, les Lumineux de Véga XXI, rayonnant d’ondes heureuses, d’autres encore…
Depuis bientôt deux ans, Claude Lewis — agent des Renseignements déguisé en ramasseur de gingseng — enquête et tourne autour de la ferme…
Premières lignes #19 : Au carrefour des étoiles
Le vacarme avait cessé. La fumée dérivait en fines volutes de brouillard gris au-dessus de la terre torturée, des clôtures fracassées, des pêchers retaillés en cure-dents par la canonnade. Pour l’heure, le silence, sinon la paix, s’imposait à ces quelques kilomètres carrés sur lesquels des hommes, un peu plus tôt, braillaient, s’entredéchiraient avec frénésie, livraient un combat ancestral et, désormais, gisaient, épuisés.
Pendant un temps infini, il y avait eu les mugissements du tonnerre roulant d’un horizon à l’autre, les gouttes de terre jaillies dans le ciel, les chevaux hurlant, les hommes criant de leurs voix rauques ; le métal qui sifflait, le bruit sourd qui ponctuait le sifflement ; le feu dévorant qui aveuglait, l’acier qui brillait ; et les couleurs héroïques claquant au vent de la bataille.
Désormais le calme prévalait.
Mais le silence, cette fausse note, ne pouvait régner sur ce champ, sur cette journée, et bientôt les plaintes et les râles le rompirent, ainsi que les suppliques, pour de l’eau, pour de l’aide – des cris, des sanglots, des appels qui retentiraient des heures durant sous le soleil estival. Plus tard, les formes prostrées se tairaient, s’immobiliseraient, et une odeur s’en élèverait qui donnerait la nausée à tous ceux qui passeraient par là, et les tombes seraient peu profondes.
Il y avait le blé qu’on ne moissonnerait jamais, les arbres qui resteraient sans fleurs au retour du printemps et, 7 sur le versant qui s’élevait vers la crête, les mots étouffés, l’acte inaccompli, les paquetages détrempés proclamant le néant et le gaspillage de la mort.
Il y avait les noms, auréolés d’une fierté nouvelle, derniers témoins désormais de l’existence de la Brigade de fer, du 5th New Hampshire, du 1st Minnesota, du 2nd Massachusetts, du 16th Maine.
Et il y avait Enoch Wallace. Son fusil, qu’il tenait toujours, avait explosé. Des cloques criblaient ses mains. La poudre noire maculait son visage. Le sang et la boue croûtaient ses chaussures.
Il respirait encore.
Quelques réflexions
Entre bruit et silence
Cet incipit s’ouvre juste après une séquence qui semble particulièrement violente; une guerre, peut-être. On en sent encore les échos lointains dans cet incipit, dans les deux premiers paragraphes. Les phrases sont longues, l’imparfait semble étirer davantage les propos, et les accumulations de participes présents renforcent l’impression de vacarme assourdissant. Le choix des mots donne une idée très sonore de cette scène.
J’aime la manière dont l’incipit met en scène l’alternance bruit/silence. Le roman s’ouvre sur l’arrêt brutal du vacarme. Une phrase courte, sèche. Qui claque. Elle symbolise un entre-deux, séparant le vacarme guerrier qui vient de se terminer, et dont on perçoit encore quelques fragments, du silence qui s’impose. Ce retour au calme se fait avec une phrase très courte : « Désormais, le calme prévalait ». Le boucan est donc cantonné sur la page, étouffé par deux phrases courtes qui taisent la violence décrite, l’enserrant dans une parenthèse.
Juste après cela, de nouveau le bruit afflue. J’ai la sensation de vagues sonores dans ces premières lignes, et je visualise très bien dans mon esprit où l’on est, ce qu’il se déroule grâce aux quelques détails visuels très parlants parsemés ici et là. J’aime ce moment de flottement. Cela se ressent aussi dans les temps. Le jonglage entre passé et conditionnel nous laisse imaginer un futur qu’on ne verra jamais.
Zoom avant
Et puis cette composition est comme un zoom sur une image, d’un grand plan au détail. Ici, on passe d’un temps infini associé à un espace assez large sur plusieurs kilomètres à un individu. Intéressant de voir la forme de l’entonnoir se dessiner sur la page. En effet, au fur et à mesure que le regard se recentre, les paragraphes se raccourcissent jusqu’à n’être plus constitués que d’une phrase. Notons par exemple la différence entre ces deux corps : « la Brigade de fer, du 5th New Hampshire, du 1st Minnesota, du 2nd Massachusetts, du 16th Maine // Et il y avait Enoch Wallace ».
La fin de ce prologue se termine sur quelque chose d’assez fort. Cet Enoch Wallace respirait encore. Il fait le lien et ouvre sur la suite. Mais nous on fait tout l’inverse. On retient notre respiration, complètement happés par ces scènes décoiffantes et le sort de ce bonhomme. Et vite, on tourne la page…
En pratique
Clifford D. Simak, Au carrefour des étoiles
J’ai lu, 2021
VO : Here Gather The Stars / Way Station (1963)
Traduction : Pierre-Paul Durastanti
Couverture : AkuMimpi
Un rendez-vous bloguesque partagé
Ce rendez-vous créé par Aurélia du blog Ma lecturothèque est suivi par pas mal de blogueurs et blogueuses : Lady Butterfly & Co, Cœur d’encre, Ladiescolocblog, À vos crimes, Ju lit les mots, Voyages de K, Les paravers de Millina, 4e de couverture, Les livres de Rose, Mots et pelotes, Miss Biblio Addict !!, La magie des livres, Elo Dit, Le nocher des livres, Light and smell.
N’hésitez pas à me dire si vous participez aussi à ce rendez-vous dominical, je pourrai ainsi actualiser la liste.
Que pensez-vous de ces premières lignes #19 ? Avez-vous déjà lu ce roman ? Un autre de l’auteur à me conseiller ensuite ? Si ce n’est pas le cas, que vous inspire cet incipit ? Je vous souhaite un bon dimanche et de bonnes lectures, et à bientôt !
Pas encore lu. Mais j’éprouve une certaine tendresse pour l’auteur dont certaines œuvres ont bercé mon enfance, comme on dit. J’ai ce livre quelque part sur ma P.A.L., mais en ce moment, cette dernière connait un sacré embouteillage.
Ces premières lignes me donnent cependant envie de faire des fouilles pour exhumer ce roman : « la Brigade de fer », intrigant.
Ah, un embouteillage dans la pile à lire, je connais… Dans ce cas, j’ai une solution drastique : j’enlève des bouquins de la pile pour les remettre à plus tard. C’est un peu cache-misère mais ça marche bien ^^
Bonnes fouilles alors 🙂
Je dois prendre mon équipement : piolet, casque, cordes, sac… Et puis j’y vais !
N’oublie pas ta lampe frontale surtout, pour aller faire de l’exploration dans les étagères, ça peut être utile ^^ (non non je ne me moque pas du tout !!)
Tu as raison, il vaut mieux être prudent, on ne sait jamais ce qu’on trouve !