Premières lignes #18 : L’homme qui savait la langue des serpents

Bonjour et bon dimanche ! Après un festival et son bilan, voici les premières lignes #18 ! Je vous propose ce matin un incipit particulier, qui me fait un peu penser à Borne par son côté surréaliste et sa prose. Comment je suis tombée sur ce texte, vous demanderez-vous. Je crois me souvenir que ce roman était en lice une année pour la couverture la plus phoque sur le dernier discord. Et puis je suis tombée sur une ou deux chroniques depuis, et je crois l’avoir vu à la librairie des Utopiales. Bref, c’est vague, mais ce texte me trotte dans la tête depuis un moment. Je vous offre donc les premières lignes de L’homme qui savait la langue des serpents, d’Andrus Kivirähk.

Premières lignes #18 – 4e de couverture

Voici l’histoire du dernier des hommes qui parlait la langue des serpents, de sa sœur qui tomba amoureuse d’un ours, de sa mère qui rôtissait compulsivement des élans, de son grand-père qui guerroyait sans jambes, d’une paysanne qui rêvait d’un loup-garou, d’un vieil homme qui chassait les vents, d’une salamandre qui volait dans les airs, d’australopithèques qui élevaient des poux géants, d’un poisson titanesque las de ce monde et de chevaliers teutons épouvantés par tout ce qui précède…

Premières lignes #18 – L’homme qui savait la langue des serpents

Il n’y a plus personne dans la forêt. Sauf des scarabées et autres petites bestioles, bien entendu. Eux, c’est comme si rien ne leur faisait de l’effet, ils persistent à bourdonner ou à striduler comme avant. Ils volent, ils mordent, ils sucent le sang, ils me grimpent toujours aussi absurdement sur la jambe quand je me trouve sur leur chemin, ils courent dans tous les sens jusqu’à ce que je les fasse tomber par terre ou que je les écrase. Leur monde est toujours le même — mais même cela, il n’y en a plus pour longtemps. Leur heure viendra ! Bien sûr, je ne serai plus là pour le voir, nul ne sera plus là. Mais leur heure viendra, j’en suis sûr et certain.

À vrai dire, je ne sors plus très souvent, je fais surface une fois par semaine peut-être, pour aller prendre de l’eau à la source. Je me lave et je lave ma protégée, elle est toute chaude. Il faut beaucoup d’eau, plusieurs allées et venues ; mais il est bien rare qu’en chemin je rencontre quelqu’un avec qui échanger quelques mots. La plupart du temps il n’y a pas âme qui vive, une ou deux fois je suis tombé sur un chevreuil ou sur un sanglier ; mais ils se sont faits froussards, ils me craignent rien qu’à l’odeur. Quand je siffle, ils se figent sur place, ils me fixent d’un air borné, les yeux ronds, sans s’approcher. En voilà un prodige : un homme qui sait la langue des serpents! Cela les effraye encore plus : ils sauteraient volontiers tête première dans les fourrés, ils prendraient leurs pattes à leur cou pour mettre toute la distance possible entre eux et cette monstruosité — mais pas moyen : les mots, les mots des serpents, les en empêchent. Je siffle encore, plus fort ; sévèrement, je leur ordonne de venir auprès de moi. Ils brament désespérément, ils se traînent vers moi à contrecœur. Je pourrais prendre pitié d’eux et les laisser s’en aller, mais à quoi bon? Il y a en moi une étrange colère envers ces créatures qui ont tout oublié des anciennes coutumes et bondissent dans les sous-bois comme si, de toute éternité, ceux-ci n’avaient été créés que pour qu’elles s’y ébattent librement. Alors je siffle encore, et cette fois les mots que je siffle sont comme une fondrière dont il est impossible de s’extraire. Perdant toute volonté, les bêtes se ruent sur moi comme des flèches tandis que leurs entrailles explosent sous l’effet de cette tension insupportable. Les ventres se déchirent comme des pantalons trop serrés et les intestins se répandent sur l’herbe. C’est un spectacle répugnant, et je n’en ai guère de joie, mais jamais je ne m’abstiens d’éprouver mon pouvoir. Est-ce ma faute si ces brutes ne savent plus la langue des serpents que mes ancêtres leur ont enseignée jadis?

Une fois, pourtant, les choses ont pris un autre tour. Je venais de quitter la source, une outre bien lourde à l’épaule, lorsque soudain je vis sur mon chemin un bel élan. Aussitôt je sifflai les mots les plus simples de mon répertoire, méprisant par avance son embarras. Mais au lieu de s’effrayer d’entendre une bouche humaine prononcer cet ordre oublié depuis longtemps, il courba la tête, s’approcha sans délai, s’agenouilla et me tendit humblement le cou, tout comme dans l’ancien temps, lorsque nous nous procurions notre nourriture en appelant ses semblables au sacrifice. Combien de fois, dans mon enfance, ai-je vu maman pourvoir ainsi la famille de provisions pour l’hiver! Dans un troupeau, elle choisissait la femelle qui convenait le mieux, l’appelait auprès d’elle, et la bête rendue docile par les mots des serpents se laissait égorger sans peine. Nous avions toujours assez de viande pour passer la mauvaise saison. Qu’elles nous paraissaient ridicules, en comparaison, les chasses stupides auxquelles se livrent les villageois : de longues heures à traquer un seul élan, quantité de flèches perdues dans les buissons, et tout cela pour rentrer bredouilles plus souvent qu’à leur tour. Alors qu’il suffisait de deux ou trois mots pour soumettre l’animal à leur volonté ! Comme cette grande bête vigoureuse qui, à genoux devant moi, attendait le coup fatal. J’aurais pu l’égorger d’un seul geste. Mais je n’en ai rien fait.

Au contraire, j’ai posé mon outre à terre et je lui ai donné à boire. Il lapa paisiblement. C’était un mâle, forcément très âgé : un jeune ne se serait pas rappelé comment doit se conduire un élan lorsqu’un homme le convoque. Il se serait agité, débattu, il aurait essayé de se retenir aux buissons ne serait-ce qu’avec les dents, mais la force immémoriale des mots l’aurait attiré : il serait venu à moi comme un bouffon, alors qu’il vint comme un roi. Et peu importe que ce soit au sacrifice. Cela aussi, il doit le savoir. Qu’y a-t-il donc d’humiliant à se soumettre aux anciens principes et aux anciennes coutumes? Jamais nous n’avons tué un seul de ses congénères par plaisir — quelle joie peut-on éprouver à ce genre d’acte ? Il nous fallait manger, nous avions un mot pour nous procurer de la nourriture, les élans aussi le connaissaient et lui obéissaient. Ce qui est humiliant, c’est d’avoir tout oublié, comme ces jeunes chevreuils et sangliers qui éclatent comme des vessies en entendant les ordres. Ou ces villageois qui se mettent à dix pour attraper un seul animal. C’est la sottise qui est humiliante, pas la sagesse.

Je lui ai donné à boire, à cet élan, je lui ai caressé la tête, il a frotté son museau à mon pourpoint. Le vieux monde n’est donc pas tout à fait mort. Tant que je serai là, tant que cette vieille bête existera, il y aura quelqu’un dans la forêt pour se rappeler, quelqu’un qui saura la langue des serpents.

Je l’ai laissé partir. Qu’il vive encore longtemps. Qu’il se souvienne.

Quelques réflexions

Etranges, ces premières lignes #18 ! Déjà, le résumé me laisse perplexe autant qu’il m’amuse et me donne envie d’ouvrir ce roman. Je le trouve saugrenu. Inattendu. Cocasse aussi. L’idée d’un Homme serpent est originale, et ses relations avec les autres bestioles alentour tout autant. Ce « je » au présent qui souvent me met sur mes gardes m’interpelle ici. Curieuse de savoir comment pense cet individu. Est-il totalement humain ou laissera-t-il des caractéristiques vipérines s’insinuer en lui ? Comment perçoit-il, sent-il et ressent-il les choses ? Et surtout, que va-t-il nous raconter, dans le fond ? Parce que le résumé nous en dit à la fois beaucoup et peu; ça part dans tous les sens, cela semble n’avoir ni queue ni tête. Y aura-t-il un sens métaphorique par delà l’histoire de cet homme qui parle serpent ? Un autre niveau de lecture ? En bref, tout est possible, tout est ouvert.

Sur la forme, les phrases sont longues, les paragraphes bien consistants, et pourtant ça se lit tout seul. J’aime le rythme de cet incipit. Il s’ouvre d’abord sur une absence, avec un petit paragraphe d’introduction. Puis il gonfle tout doucement avec deux paragraphes assez gros, étirés, avant de se concentrer sur une anecdote. Enfin, le rythme devient plus dynamique, avec deux paragraphes plus petits et une chute. On dirait le format d’une nouvelle. Cet incipit fonctionne un peu de manière autonome, on dirait.

Chose que j’ai remarquée aussi, c’est la prédominance de sifflantes. J’ai testé la lecture à voix haute, et certaines phrases sonnent vraiment bien. Je ne sais pas si cette remarque est conditionnée à ce que je pense déduire du titre, mais je trouve qu’il y a dans le phrasé le sifflement du serpent. Il y a aussi quelque chose de très brutal, instinctif. J’ai l’impression d’être dans un autre monde, animal, inconnu. Ce passage me semble organique, corporel, où l’instinct prend le dessus sur la pensée. Peut-être aurons-nous un texte qui se livrera avec une certaine acuité. Je trouve que ce qui est raconté ressort avec une force particulière, évocatrice, visuelle.

Bref, une lecture qui s’annonce particulière, et un roman qui m’intrigue tout particulièrement.

En pratique

Andrus Kivirähk, L’homme qui savait la langue des serpents

Editions Le tripode, Collection Météores, 2015

VO : Mees, kes teadis ussisõnu, 2007

Traduction : Jean-Pierre Minaudier

Couverture : Denis Dubois

Un rendez-vous bloguesque partagé

Ce rendez-vous créé par Aurélia du blog Ma lecturothèque est suivi par pas mal de blogueurs et blogueuses : Lady Butterfly & CoCœur d’encreLadiescolocblogÀ vos crimesJu lit les motsVoyages de KLes paravers de Millina4e de couvertureLes livres de RoseMots et pelotesMiss Biblio Addict !!La magie des livresElo DitLe nocher des livresLight and smell.

N’hésitez pas à me dire si vous participez aussi à ce rendez-vous dominical, je pourrai ainsi actualiser la liste !

Que pensez-vous de ces premières lignes #18 ? Connaissez-vous ce roman estonien ? L’avez-vous déjà lu ? Si ce n’est pas le cas, que vous inspire cet incipit ? Je vous souhaite un bon dimanche et de bonnes lectures, et à bientôt !

7 commentaires sur “Premières lignes #18 : L’homme qui savait la langue des serpents

Ajouter un commentaire

  1. Un très bon roman, avec un quelque chose d’unique dans le style et l’ambiance. J’espère que tu l’apprécieras, c’est un auteur trop méconnu.

    1. Ce côté unique se ressent déjà très fortement dans ces premières lignes, c’est ce qui m’a plu – en fait, ça se devine même au titre, déjà !
      Merci pour ton retour, il faut vraiment que je le lise avec tous vos retours appréciateurs !

    1. Toi aussi tu l’as lu ! Mais c’est fou, je pensais avoir déniché un truc inconnu et vous êtes beaucoup à l’avoir déjà lu 🙂 Bon, tu confirmes mon ressenti devant cet incipit en tout cas !

      1. Honnêtement, je ne suis pas sûre qu’il soit connu du grand public (ce qui est fort dommage). J’espère que tu vas apprécier cette lecture 😀

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Fièrement propulsé par WordPress | Thème : Baskerville 2 par Anders Noren.

Retour en haut ↑