Voilà un roman qui a toute une histoire dans ma « vie » de lectrice. Fervente admiratrice de Neil Gaiman, que j’ai découvert par le biais de Sandman il y a 20 ans, j’ai poursuivi avec pas mal de ses romans dont American Gods. Malheureusement, la première tentative n’a pas été la bonne. J’avais trouvé ça farfelu et longuet. Alors quand la série TV est sortie, je me suis jetée dessus, espérant trouver cette fois le sens de cette œuvre. Encore raté : je n’appréciais pas du tout la violence visuelle exagérée et presque grotesque. C’est en lisant American Elsewhere que j’ai eu envie de relire American Gods. Et la seconde tentative a été bien plus concluante.
Résumé
« Dans le vol qui l’emmène à l’enterrement de sa femme tant aimée, Ombre rencontre Voyageur, un intrigant personnage. Dieu antique, comme le suggèrent ses énigmes, fou, ou bien simple arnaqueur ? Et en quoi consiste réellement le travail qu’il lui propose ?
En acceptant finalement d’entrer à son service, Ombre va se retrouver plongé au sein d’un conflit qui le dépasse : celui qui oppose héros mythologiques de l’ancien monde et nouvelles idoles profanes de l’Amérique.
Mais comment savoir qui tire réellement les ficelles : ces entités légendaires saxonnes issues de l’aube des temps, ou les puissances du consumérisme et de la technologie ? A moins que ce ne soit ce mystérieux M. Monde… »
Le roman et la série
Un point contextualisation. American Gods est un roman paru en 2001. Il n’est pas un satellite isolé. En effet, il reprend certains personnages déjà présents dans Sandman, notamment tout un panel de figures mythologiques et folkloriques. D’autre part, Anansi Boys (2005) revient dans le même univers pour raconter l’histoire des fils du dieu Anansi, que l’on rencontre dans American Gods. Enfin, Shadow Moon se retrouve dans les nouvelles Le monarque de la vallée et Le dogue noir (deux éditions illustrées au Diable Vauvert). American Gods est donc un roman faisant partie d’une sorte de cycle aux personnages récurrents. Cela dit, il peut être lu de manière isolée, cela ne gêne pas la compréhension.
Parallèlement, une série a été adaptée en 2017, produite par Gaiman et réalisée par Bryan Fuller et Michael Green. 3 saisons ont vu le jour, mais la série n’a toujours pas de fin. Elle a connu pas mal de déboires (des départs, des désaccords…), donnant lieu, selon moi, à une saison 3 très mauvaise et à un arrêt de la série. Ma chronique sera donc centrée sur le roman plutôt que la série TV, qui pour moi a bien commencé mais a très très mal fini.
Road movie à l’américaine
Je l’avais déjà dit avec American Elsewhere : j’adore ce type de romans américains où l’on est embarqué avec les personnages dans un road movie à travers l’Amérique profonde. C’est exactement ce qu’on a dans American Gods, en tout cas avant que Shadow ne se fixe à Lakeside. On parcourt en effet le territoire à bord d’une vieille voiture (relique de temps révoqués mais bien meilleurs). Villes, campagnes, routes secondaires, motels miteux… : bienvenue en Amérique !
J’ai toujours trouvé cela assez fascinant de prendre la route dans ce pays qui s’y prête particulièrement bien. Ici, cela marche d’autant mieux que l’on se trouve au carrefour de cultures et de valeurs très différentes. Au-delà de l’opposition villes/campagne et de la différence Nord/Sud, on a également une opposition entre Anciens et Modernes, à travers le conflit des anciens Dieux et des Nouveaux. Au roi $ et aux médias puissants s’opposent les valeurs et symboles d’une ancienne Amérique florissante : anciens Dieux oubliés, culture millénaire en perdition. On peut y voir une sorte d’opposition « permanence du passé – fulgurance du présent « . Un équilibre fragile qui nous donne la sensation à chaque instant d’être sur un fil.
Une partie d’échecs géante à la sauce urban fantasy
Une partie d’échecs
C’est un peu l’idée que j’ai eue en lisant ce roman. Une sorte de version XXL de la partie d’échecs menée entre Czernobog et Shadow. Car c’est bien ce dont il s’agit, finalement. Deux camps, et chacun avance ses pions, élabore une stratégie défensive/offensive, puis étudie les mouvements de l’autre.
Mais pour que ce soit plus passionnant que ça, Neil Gaiman rajoute du piment. Un personnage lambda placé juste entre les deux, Shadow Moon. On ne sait pas trop pendant un temps ce qu’il fiche là (lui non plus d’ailleurs). Mais ça apporte quelque chose d’assez surprenant. D’autant qu’il est accompagné de Laura, son épouse. Et autour de ce duo improbable se tisse toute une histoire parallèle qui s’imbrique dans la principale. Et puis il y a la recherche d’alliés par Voyageur et Shadow, ce qui nous amène à parcourir ces Etats-(dés)Unis (le plateau de jeu) pour rencontrer toutes sortes de divinités anciennes dans le corps et la peau de personnages très différents et plus ou moins modernes.
Dans un cadre urban fantasy
Quand des Dieux et toute une mythologie se cachent derrière des masques et des personnages du quotidien; quand le cadre est réel mais qu’une magie ancienne perdure dans ses interstices, uniquement connue par quelques initiés; et quand le décor est résolument contemporain et plutôt urbain (même si c’est davantage des taudis que des grandes villes vitrine) : pour moi, on est tout à fait dans de l’urban fantasy.
C’est un peu ce que j’attendais de ma lecture de Miss Subways de David Duchovny, d’autant qu’on y retrouve notamment des personnages (Anansi, par exemple). Mais peut-être n’y a-t-il que Neil Gaiman pour nous offrir de l’urban fantasy aussi qualitative et qui renoue avec la nature propre du (sous-) genre (je pense aussi à Neverwhere).
Bref, pour moi on est totalement dans ce registre et c’est très réussi. Ajoutons à cela une flopée de rêves, pas mal d’interludes « historiques »… Et on a un texte qui semble décousu, partant dans tous les sens avec pas mal de longueurs parfois. Mais tout cela mis bout à bout donne une fresque assez farfelue et cohérente à la fois. Une sorte de reflet assez réaliste de ce qu’est ce pays si grand et bourré de contradictions.
J’ai également adoré ici le dialogue entre magie et nouvelles technologies, personnifiées en Dieux nouveaux. Petit aparté : je trouve d’ailleurs que les acteurs et actrices choisies dans la série, en tout cas la saison 1, sont top, même si un peu OOC (notamment pour Technical Boy). Crispin Glover en Mister World est superbe, Gillian Anderson en Media était fabuleuse, et Bruce Langley en Technical Boy délicieusement odieux. (Entre nous, heureusement qu’ils sont là, parce qu’à part Orlando Jones qui jouait Anansi, les « gentils » sont d’une platitude assez rare).
Un roman d’aventures efficace
Côté structure du roman et construction de l’intrigue, American Gods ne se révèle pas innovant. Mais il utilise quelques procédés plutôt efficaces pour rompre la linéarité du récit. Je dois quand même avouer que j’avais fini de visionner les trois saisons de la série TV avant de me replonger dans le bouquin. En comparaison, celui-ci paraît un peu vide tant la série brode et invente des trames parallèles (la dualité Technical Boy // Bilquis, la vie sentimentale de Voyageur – un loupé total, comme tous les focus sur les vies sentimentales de Sweeney, Laura et Shadow – cette manie de mettre du sentimental et du sexe pour le public TV c’est très pénible).
Mais le roman se concentre ainsi sur deux axes essentiels : l’antagonisme nouveaux Dieux – anciens Dieux d’une part. American Gods se lit alors comme une sorte de conte, une critique assez féroce de la société américaine contemporaine. D’ailleurs, le langage très oral et vulgaire s’accorde bien au délitement de ce monde en perdition. Et d’autre part, sur le motif de la quête, qui est double : quête de sens pour Shadow et de rédemption pour Laura.
Neil Gaiman découpe son roman en plusieurs parties, entrecoupées de trois interludes. J’ai beaucoup aimé les récits de la construction américaine, donnant à l’ensemble une coloration Historique. Comme un contexte dans lequel la petite histoire s’intègre. Il en résulte de longues réflexions sur l’identité et la construction américaines, notamment à travers le regard de M. Chaquel, évoquant notamment l’esclavage. J’ai eu la sensation qu’on me disait qu’en fait, l’origine même de cette nation était pourrie, rongée par les vers dès ses débuts. American Gods se situe alors dans la continuité, faisant s’affronter deux systèmes de valeurs dans la violence et le sang. Comme une répétition encore et encore de ce qui s’est joué plusieurs siècles auparavant.
Cela dit, j’ai été assez surprise du twist final. Et je dois dire que je ne m’y attendais pas du tout (et je l’avais visiblement oublié lors de ma première lecture). De quoi remettre tout mon bla-bla précédent en question. Bref, un roman qui jusqu’au bout tient ses promesses et son lecteur en haleine. Et ce, malgré des longueurs évidentes, des à-côtés parfois un peu répétitifs et certains fils laissés de côté.
En pratique
Neil Gaiman, American Gods
Edition française : Diable Vauvert, 2002; J’ai lu, 2017
Traduction : Michel Pagel
VO : American Gods, 2001
Prix Hugo du meilleur roman 2002; Nebula du meilleur roman 2002; Locus du meilleur roman de fantasy 2002; Bram Stocker du meilleur roman fantastique 2002; Bob Morane du meilleur roman étranger 2003.
Autres avis : L’ourse bibliophile a aimé ce road movie plein d’humour, même si ce n’est pas le roman qu’elle préfère de l’auteur. Retrouvez aussi plusieurs critiques rassemblées sur la fiche du livre, sur le site de Noosfere.
Une seconde tentative qui fut la bonne cette fois ! American Gods est un roman qui à mon sens peut se relire encore et encore, tant il a de sens, de messages et foisonne d’idées et de tons. Neil Gaiman est un auteur un peu touche à tout, qui réussit toujours bien ce qu’il entreprend. Ici, il livre un reflet d’un pays qui n’est pas le sien (c’est un British), mais avec un regard acéré, plein d’humour et de cynisme mêlé. J’espère que la série TV connaîtra une saison 4 digne de ce nom, cela dit avec le départ de certains acteurs et les voies explorées dans la saison 3, j’émets quelques doutes… En attendant, voilà un roman que je suis très contente d’avoir relu au bon moment et qui a trouvé une place de choix dans ma bibliothèque… !
Je n’ai encore trouvé ni le temps, ni l’occasion de découvrir l’auteur et ton avis me donne plus qu’envie de remédier à la situation même si j’ai encore quelques craintes quant à son style pouvant me convenir ou non.
Merci pour ce pertinent avis 🙂
Ce n’est pas l’œuvre la plus simple pour rentrer dans son univers, je trouve… Mais en écrivant cela je me demande ce que je pourrais te conseiller ^^ L’étrange vie de Nobody Owens (un poil gothique), ou alors Stardust (plus romantique), ou encore De bons présages avec Pratchett (plus rigolo) plutôt. En plus, ce dernier a fait l’objet d’une adaptation excellente en mini série, avec Un David Tennant au top du top.
C’est un auteur que j’aime beaucoup, qui gagne à être lu 🙂
Je suis contente en tout cas d’avoir attiré ton attention et donné envie de découvrir un de mes auteurs favoris 🙂
Tu auras bien fait de persévérer ! Tu comptes lire « Anansi Boys » maintenant ?
Moi il faudrait que je le relise parce qu’hormis la très bonne idée d’incarner des concepts en Dieux et de les opposer aux anciens Dieux, je ne peux pas dire que j’en ai beaucoup de souvenirs, si ce n’est que c’était très bien. Allez, dès que je n’ai plus de livres inédits à lire je m’y mets. 🙈
Je le lirai mais ce n’est pas du tout ma priorité – dans 10 ans, peut-être, quand je n’aurai plus de livres inédits à lire 😀
Alors, finalement, mon avis de 2016 n’était plus tout à fait à jour : depuis, je l’ai aussi relu et j’ai adoré cette relecture. (Par contre, je n’ai pas du tout accroché à Anansi Boys. Mais alors, vraiment pas. L’as-tu lu ?)
En tout cas, ta critique est super complète et intéressante, je trouve que tu en parles vraiment bien, j’ai aimé tous les points que tu soulèves.
(Je voulais voir la série quand la saison 1 est sortie, ça ne s’est jamais fait et je crois que cette idée va définitivement passer à la trappe.)
Ah top, c’est génial quand les relectures confirment un premier ressenti positif ou se révèlent meilleures que la première !
Je n’ai pas lu encore Anansi Boys, mais je ne vais pas m’y atteler tout de suite. Encore moins après ton retour dessus ^^
Par contre, la première saison d’American Gods est chouette, à l’occasion si tu n’as plus rien à regarder (ce dont je doute), ça peut faire l’affaire (j’adore le générique en passant).
Oui, et certains titres gagnent à être relus parfois !
Après, ce n’est que mon avis, d’autres personnes ont aimé, donc je souhaite que ce soit ton cas si tu le lis un jour.
Effectivement, je me dis que le jour où je n’aurais plus que des trucs qui me tentent moyennement à regarder n’est pas prêt d’arriver ! ^^
C’est drôle parce que, comme toi, j’ai essayé de le lire il y a quelques années, et abandonné (c’était trop sombre à mon goût, et ça me donnait des bouffées d’anxiété. Bon, à ma décharge, c’était une période où ça n’allait pas fort). Ton retour me fait penser que je devrais peut-être lui donne une seconde chance !
Tu peux associer série TV et livre, peut-être ? Ca m’a bien aidé pour me replonger dans le bouquin. La série je trouve apporte un côté rigolo au récit, même la violence exacerbée prend un aspect grotesque assez comique. (ça se trouve pas du tout et en fait je deviens un monstre).
Je vais suivre ton conseil ! (en plus la série est dispo à la bibliothèque ;))