Premier livre que je lis après ma période groumpf-bof-nul. J’ai voulu repartir sur un livre assez court, plutôt contemplatif et mignonnet, pas trop compliqué. Etrangers de Gardner Dozois me semblait idéal. Je l’avais calé dans la catégorie feel good du Pumpkin Autumn Challenge. C’est assez drôle de constater encore une fois à quel point je me suis plantée en beauté, puisqu’il n’y a RIEN de feel good dans ce roman. Bon, on s’en fout, j’ai apprécié ma lecture et c’est le plus important. Mais je pense que je vais arrêter les challenges, ça devient n’importe quoi.
Résumé tronqué
Tronqué parce que la 4e de couverture raconte tout le bouquin jusqu’à la dernière ligne 🙁 Alors je vous mets le 1er paragraphe, et un petit abrégé ensuite. C’est largement suffisant.
Sur la planète Lisle vivent les Cian, peuple pétri de traditions et proche de la nature, et pourtant passé maître dans l’art du génie génétique. Alors qu’il y séjourne, Joseph Farber, un Terrien, rencontre Liraun, une Cian, pendant la cérémonie de l’Alàntene, la Pâque du solstice d’hiver.
Que va t-il advenir de la rencontre entre ces deux êtres en marge de leur propre communauté ?
Une narration particulière
Etrangers est un roman court. Sa narration est particulière, comme distante, extérieure. Un peu à l’image du métier de Farber, sorte de peintre photographe. On voit ce qui se déroule : on nous raconte des faits, que l’on perçoit de manière détachée, sans parvenir jamais à en saisir le sens. De ce fait, le narrataire est en retrait par rapport à ce roman qui propose malgré tout un propos très intime et dont on ne parvient qu’à saisir de vagues contours. Tout se passe comme si le lecteur se tenait derrière une caméra qui suivait des mouvements, mais sans capter leur profondeur ni leur sens.
Cette mise en retrait va de pair avec le récit, qui semble raconté a posteriori et centré sur Farber. Qui raconte ? Des historiens, des ethnologues, des enquêteurs… ? On n’en sait rien, mais cela ajoute une distance supplémentaire avec les personnages, dont Farber, qui devient alors davantage sujet d’étude que personnage. Enfin, cet écart est accru par les nombreuses prolepses du(des) narrateur(s), nous laissant entendre très rapidement l’issue de l’histoire.
Une incompréhension totale
Cette narration détachée est très bien vue, parce qu’elle nous met dans la même position que Farber. Celle de l’observateur assez passif qui ne capte pas grand chose à ce qui l’entoure. Il ne comprend pas ce qu’il voit, ou entend. La communication et la compréhension de l’autre sont deux enjeux majeurs du texte – ou plutôt, l’incommunicabilité et l’incompréhension.
Car Etrangers raconte précisément ça. Le roman tourne autour de deux personnages principaux, Farber et Liraun. Autour d’eux gravitent un certain nombre de personnages secondaires, qui semblent a priori tous des opposants au duo. En tout cas, pas des aidants, si l’on reprend les termes du schéma actantiel. On tente alors de se raccrocher à ce couple et de s’y attacher. Mais bien difficile, il faut le reconnaître. Car on ne les comprend pas vraiment, comme eux-mêmes ne se comprennent pas non plus. En effet, Liraun s’offusque du travail de Farber et lui ne comprend rien aux mœurs et à la culture des Cian. La langue de Liraun lui semble beaucoup trop allégorique. Bien souvent, l’incompréhension de Farber est répétée dans le texte, comme une litanie.
L’incapacité de se comprendre découle notamment d’une incapacité de se parler. Ainsi, le roman offre très peu de dialogues fructueux. Quand il y a parole, ce sont plutôt des monologues, tantôt inexpressifs (et dans ce cas, les paroles sont narrativisées, le dialogue étant alors rapporté de la même manière qu’un récit d’événements), tantôt tellement vifs qu’ils explosent les tympans. En effet, beaucoup de personnages hurlent face à la relation entretenue par Liraun et Farber. Il n’y a donc que très peu de réels échanges, et surtout aucune écoute, d’autant que Liraun se mure souvent dans un silence pudique pour ne pas exprimer ses émotions.
On est tous l’étranger de quelqu’un…
Il n’est pas commun de lire un roman, un pur produit de langage, qui développe la rhétorique de son absence. Mais si le langage est porteur de sens et de lien, son absence l’est également. Etrangers pourrait nous apprendre cela, même : que le silence est plus riche de sens et d’interprétations.
Il est intéressant de noter que la première traduction en français de ce roman avait pour titre L’étrangère… Comme si c’était juste Liraun, du fait de sa nature d’extraterrestre, qui était l’Autre. Mais ce titre me semble inapproprié, et d’ailleurs cela a été revu dans la traduction actuelle. Car on a bien deux individus ici qui sont Etrangers.
D’abord étrangers par rapport à leur peuple, qui ne les reconnait plus. Ils étaient déjà un peu en marge, leur histoire commune accroit cette sensation d’être apatride. Et puis étrangers par rapport à eux-mêmes. Se connaissent-ils eux-mêmes ? Savent-ils ce qu’ils souhaitent ou recherchent dans leur vie ? Ni l’un ni l’autre ne semblent très épanouis.
Et puis étrangers à l’autre. Si Liraun et Farber restent pendant la première partie du roman assez soudés, laissant penser qu’il existe une sorte de fusion entre eux, le récit se divise après l’acmé en deux chemins radicalement opposés, générant un éloignement supplémentaire. On n’a alors plus qu’une simple somme de deux Autres qui ne fusionnent que physiquement. Ils n’échangent aucune de leurs pensées, ressentis, émotions. En fait, ils sont profondément seuls.
Il en découle alors une seconde partie profondément mélancolique. Et paradoxalement, plus les personnages se replient sur eux-mêmes, plus on s’attache à eux, dans un souhait vain de les retenir et d’éviter la catastrophe, peut-être.
« Il l’avait toujours considérée comme presque humaine, une sorte d’alliée ; la confrontation avec le corpus insondable de la pensée alien avait brisé l’illusion et le mettait maintenant mal à l’aise ».
La génétique vs langage
Alors quand le langage n’est plus d’aucun renfort, il reste l’espoir de devenir, dans ses propres gênes, un Autre. Etrangers ne propose qu’un univers science-fictif assez peu développé. C’est assez frustrant, d’ailleurs, parce que plusieurs fois il est dit que les Cian ont des capacités technologiques et scientifiques assez incroyables. Mais visiblement, ils s’en fichent un peu, ce qui permet à l’auteur de ne pas s’étendre là-dessus, de toute façon ce n’est pas son propos. J’ai donc été assez déçue lorsque Farber fait un choix très important pour la suite de l’histoire, et que cela est complètement ellipsé. Malgré tout, cela donne lieu à des questionnements philosophiques ensuite, notamment autour des questions de l’identité, de l’appartenance à un peuple etc.
Cependant, si la première partie est assez plan plan et reste vague sur pas mal de ces points, c’est un autre roman qui se donne à lire, passé l’acmé. On passe de l’histoire d’amour entre deux personnes différentes à quelque chose de beaucoup plus profond avec davantage de réflexions. J’ai par exemple beaucoup apprécié les échanges sur l’évolution des espèces dans le temps géologiques, l’adaptation des corps etc. Le discours est un peu daté et à prendre avec des pincettes vu le personnage, toutefois ce n’est pas dénué d’intérêt et on perçoit davantage la question de la différence avec l’exploration des corps. Cela remet totalement en question tout ce qu’on pense être immuable et « naturel ».
Cela pourrait être décoratif dans le roman, mais l’auteur choisit un final assez terrifiant, presque horrifique, complètement lié à la nature du peuple Cian et à leurs mythes et culture qui en découlent. J’ai trouvé cela assez tiré par les cheveux, d’abord, mais c’est une belle façon de relier tous ces éléments qui semblent n’avoir rien en commun. Et pour le coup, Gardner Dozois offre un final à la fois attendu puisque sans surprise dès le début, mais aussi inattendu dans sa manière d’y parvenir. Avec une chute en point d’orgue, faisant d’Etrangers un conte universel doté d’une très grande force dramatique.
En pratique
Gardner Dozois, Etrangers
Edition lue : Pocket, collection SF, 2022
VO : Strangers, 1978
Traduction : Jacques Guiod
Couverture : Aurélien Police
Autres avis : Retrouvez les avis enthousiastes d’Amanda, qui a connu deux lectures en une; Tachan, pour qui ce roman mélancolique est fascinant, Célinedanaë, qui a aimé ce roman au propos et à la tonalité proches d’un conte, et Gromovar, qui a apprécié ce roman riche en réflexions, notamment sur l’incommunicabilité, et surtout beau. Je vous invite également à lire le retour du Chien critique, qui a adoré le roman et qui s’agace aussi beaucoup de cette 4e de couverture qui raconte tout (et pourtant c’était l’ancienne édition chez Actu SF, on aurait pu s’attendre à ce que Pocket fasse mieux, mais non).
Etrangers n’est donc pas un roman feel good ! Plutôt un conte dramatique, évoquant l’altérité, l’incapacité à communiquer, l’absence de langage comme lien, les différences de cultures et de croyances. Un roman sur les non-dits, l’absence de parole, l’incompréhension. Peut-il y avoir amour, si l’on ne sait rien partager, ni aller vers l’Autre ? Gardner Dozois propose avec Etrangers un roman doux amer, mélancolique, parfois un peu lent mais émouvant. Et sans le savoir, j’ai poursuivi sur une même ligne ensuite, puisque j’ai lu L’affaire Crystal Singer, qui reprend pas mal de ces thèmes – je vous en parle très vite.
J’étais passée un peu à côté du roman à l’époque en cause de sa couverture, chez ActuSF, un couple en train de faire l’amour, j’avais pas lu la quatrième (qui en disait trop aussi, soit dit en passant), même si dans l’après-coup je l’ai trouvée trompeuse aussi. Bref, je m’attendais à une romance un peu cul, un livre que je lisais pour le fun.
Hum.
Voilà.
C’est un livre très froid, comme tu dis. Je le trouve plus proche d’une forme d’étude sociale, d’anthropologie version alien que de l’histoire d’amour.
Mais n’empêche ce bouquin dont je relativise beaucoup ma réception à l’époque m’a fort marquée. Je me souviens encore très bien de la fin et de cette problématique d’incommunicabilité. Il est à mettre en rapport avec la novella malheureusement souvent mal aimée Le fini des mers du même auteur, Une Heure Lumière qui pour ma part fait partie de mes préférés de la collection.
*sociologique, pas sociale
Oui c’est tout à fait ça, une étude sociologique, et c’est renforcé par la narration externe qui regarde et considère les personnages comme des sujets d’étude a posteriori.
Ah Le fini des mers !! Je me disais bien que le nom de l’auteur me parlait, mais je ne me souvenais plus où je l’avais vu. Ah ben tiens, je regarderai aux Utopiales s’il y est (ça craint, ça fait déjà deux fois que je dis ça aujourd’hui…). Merci pour cette recommandation !
Si tu as été marquée par cette problématique d’incommunicabilité, je te conseille chaudement L’affaire Crystal Singer, alors. On est un peu dans le même genre de texte : histoire d’amour mais loin de n’être que ça, et presque pas ça du tout d’ailleurs; avec un fonds SF plus prononcé même, que j’ai beaucoup aimé, parce qu’il y a un parallèle entre la relation entre les deux personnages et celle que la Terre entretient avec Mars, c’est très réussi. Très beau ce roman, bcp bcp aimé et c’était assez rigolo de le lire dans la suite d’Etrangers, tant on dirait une sorte de continuité thématique.
Le problème avec la librairie des Utos c’est qu’ils ont absolument tout (sauf quand les gens dévalisent les rayons) et que tu peux même pas te déculpabiliser en ne pouvant pas acheter tel livre parce qu’il n’y est simplement pas 🤣
Ok je note pour Crystal Singer, merci pour la ref, je ne m’étais pas fort renseignée sur ce livre 🙂
:-O Je ne suis absolument pas prête pour ces Utopiales !! Heureusement que je lis bcp plus en numérique maintenant, ça m’évitera de dévaliser la librairie…
J’ai lu et chroniqué ce livre l’an dernier après l’avoir acheté à la regrettée librairie Le Minotaure d’ActuSF. Dans cette édition, il avait pour titre « L’Étrangère ». Comme toi, j’ai été surprise par ce roman car je ne m’attendais pas du tout à lire une histoire aussi dramatique. Sur le coup il m’avait secouée, mais je pensais l’oublier assez vite. En fait, il me hante encore…
On ne s’y attend pas trop, même si la 4e de couverture ne cache vraiment pas grand-chose. En ce qui me concerne, ce sera plutôt l’inverse de toi, mais pour arriver au même effet : il ne m’a pas secouée sur le coup, mais j’y pense encore, alors sur la durée je pense qu’il laissera une marque pérenne aussi !
Ce roman, j’ai toujours eu une certaine hésitation. Le pitch titillait ma curiosité, mais la couv de sa précédente édition sonnait tellement Harlequin de l’espace olé olé…
Bref, j »avais renoncé.
Et voilà que ton retour me fait changer d’avis à nouveau. Bon, le côté froid, pas feel good du tout fait que je ne le lirai pas de suite, par contre.
C’est vrai que la couv n’est pas finaude. Mais rien de olé olé en effet, je trouve la relation entre Liraun et Farber très belle malgré leur incapacité à parler; leurs corps parlent plus qu’eux mêmes et il y a effectivement de la sensualité très affirmée – que j’ai trouvée très bien écrite et fort belle.
Tu peux donc envisager sa lecture 🙂 Un jour 🙂
J’avais eu du mal avec ce livre, c’est justement le ton froid et détaché qui m’a posé problème même si les questions soulevées étaient très intéressantes.
Ah oui, je te comprends, c’est aussi ce qui fait que je ne l’ai pas adoré entièrement, il m’a manqué de l’émotion également…