Ethan Chatagnier – L’affaire Crystal Singer

Voilà une sortie récente très remarquée ! L’affaire Crystal Singer est un roman d’Ethan Chatagnier, dernière sortie des éditions Albin Michel Imaginaire. Un roman qu’on a largement vu passer sur les réseaux, ici et là, et qui ravit les cœurs. Il avait notamment ravi celui du Maki, et j’espérais bien que cette lecture nous remette d’accord. OUF, L’affaire Crystal Singer a ravi mon cœur également. Un très beau texte, passionnant et touchant à la fois, qui poursuit l’exploration des thématiques évoquées dans ma toute récente lecture, Etrangers de Gardner Dozois. Un hasard total, mais une parfaite continuité.

4e de couverture

« C’est en 1896 que de premières inscriptions extraterrestres sont observées à la surface de Mars, une simple énigme mathématique : 2+2=4, 3+3=?. Une discussion Terre-Mars à coups d’immenses équations gravées sur la surface des deux planètes respectives s’engagent. Mais prend fin dans les années 30 quand une équation sur la relativité met en défaut même Albert Einstein. »

« Dans les années 60, un groupe d’étudiants en mathématiques du MIT se rend dans le désert de l’Arizona. Une jeune femme, Crystal Singer, propose une solution. Et aussitôt la communication avec Mars reprend, sous la forme d’une équation encore plus compliquée que la précédente. Les cinq étudiants deviennent célèbres et Crystal disparaît, laissant derrière elle son petit-ami Rick, inconsolable. Treize ans après la disparition de la jeune femme, Rick part à sa recherche. Comme tant d’autres, il a besoin de réponses. »

Un cadre SF et uchronique

L’affaire Crystal Singer est un roman résolument SF. On parle de maths, d’astronomie, et de premier contact avec une civilisation extra-terrestre, ici Mars. Le roman est construit sur un passé scientifique bien décrit, ce qui permet de bien comprendre dans quel cadre on se place. J’ai bien aimé que le roman prenne le temps de revenir plusieurs fois en arrière dans le récit pour dresser une sorte d’historique du dialogue avec Mars. On rencontre ainsi plusieurs personnages connus, comme Schiaparelli, Einstein, Heisenberg… En cela, le roman s’ancre dans une certaine réalité, sans brouiller le récit qui conserve une belle fluidité et gagne ainsi e dynamisme.

Je dis « certaine réalité », car le roman est une uchronie, dont le point de divergence se situe en 1896. J’aime bien ce type de récit, que je considère comme une sortie de route et me fait imaginer une sorte de réalité alternative, parallèle. Dans une interview passionnante que je vous recommande, réalisée et traduite par Gilles Dumay, l’auteur revient sur le choix de cette date en particulier. Il démontre l’ancrage de son roman dans un cadre réaliste et documenté.

Un parallélisme de relations

L’affaire Crystal Singer est un roman qui construit son propos sur les mathématiques. Mais rassurez-vous, pas d’exponentielles, d’intégrales ou de complexes. Juste des équations, mais seulement évoquées. Et évoquées comme une relation amoureuse… Ces équations sont le socle du roman et elles réunissent deux trames, construites autour de deux couples, aussi éloignés que proches. Métaphoriquement, elles posent les bases d’une double relation amoureuse. Jolie image poétique, n’est-ce pas ? Qu’est-ce qu’une équation sinon une mise en relation fusionnelle de deux chaînes ?

En effet, on a deux axes dans ce roman : le duo Crystal/Rick et le duo Terre/Mars. La relation est la même, faite de rapprochements, de tentatives de communication, de dialogues avortés, et finalement d’incompréhension. Ici, l’incommunicabilité est au cœur du roman, dans les deux relations établies. C’est en cela que je trouve que L’affaire Crystal Singer offre une parfaite continuité avec le roman de Dozois, car on est dans les mêmes thématiques. La Terre peine à communiquer avec Mars, et Rick ne comprend pas Crystal qui s’éloigne. Deux relations, deux dimensions différentes, et pourtant une même problématique. Crystal et Rick reflètent la Terre et Mars, en reproduction plus petite.

On a donc un roman qui met à égalité deux trames construites sur le déséquilibre et situées sur une échelle différente. C’est ça aussi la magie des maths, parvenir à créer une réalité théorique qui n’existe qu’en l’état de concept. Si l’on dessinait ça, ça donnerait un trompe l’œil assez sympa.

Un roman de l’absence, de l’incommunicabilité et de la lenteur

Roman de l’incapacité à communiquer, donc. Je l’avais déjà relevé avec Etrangers : je trouve que l’idée de construire un roman, objet de langage par excellence, sur l’impossibilité de se comprendre, de parler, d’échanger… est un pari risqué. Et pourtant, que cela est réussi ici encore ! Tout l’enjeu du roman est donc de réamorcer le dialogue sur les deux axes. Chemin bien difficile… Le lecteur comme Rick s’interroge, tombe sur une impasse, recule, recommence, fait chou blanc. C’est un roman à énigmes sur tous les plans, qu’il faut décoder.

Par ailleurs, il pourrait paraître aussi paradoxal de construire un roman sur l’absence de son personnage éponyme. En effet, le résumé l’évoque, Crystal se fait la malle. Elle est alors absente une bonne partie du roman, toutefois cette absence a une telle force qu’elle redonne corps à Crystal… Elle hante ainsi chaque page, comme elle hante les personnages incapables d’avancer sans elle. Son personnage vit un peu grâce et à travers les autres. J’ai beaucoup aimé la manière dont l’auteur parvient à redonner du corps à un personnage qui semble s’évaporer; plus Crystal s’efface, plus son personnage demeure.

Ne vous attendez pas, enfin, à lire un roman bourré d’action; pas de badaboum décoiffant dans ce roman. Plutôt une lente promenade. On voyage d’ailleurs beaucoup dans ce roman. Le début commence d’ailleurs sur les routes pour rejoindre le site où Crystal gravera dans la terre sa réponse pour Mars. Plusieurs pages de voyage en van sur les routes des grandes plaines américaines. Cela peut paraître assez lent, mais nul ennui toutefois car c’est là que l’auteur fait quelques analepses pour donner un passé aux événements qui ont lieu dans le roman. C’est donc lent mais pas statique du tout, d’autant qu’on en apprend plus sur les personnages et leur enfance, ce qui nous permet là aussi de comprendre les adultes qu’ils sont devenus et le pourquoi de leurs choix.

Un roman qui déconstruit alors pas mal ses caractéristiques génériques, comme pour accompagner encore mieux ce qui s’y joue.

Un roman prophétique et musical : le portrait d’une femme d’exception

Une scientifique visionnaire

Crystal Singer… Mon esprit a longtemps imaginé pas mal de choses autour de ce nom que je trouve vraiment parfaitement trouvé. Parce qu’il évoque les deux facettes du personnage éponyme. J’ai adoré la manière dont l’auteur dresse le portrait de cette femme que l’on découvre surtout par le regard des autres, rarement frontalement.

Crystal, cela m’a tout de suite fait penser à la boule de cristal, que l’on utilise pour trouver des réponses. Je trouve que cela correspond plutôt bien au personnage, qui parvient à répondre aux devinettes de Mars. Crystal, c’est celle qui déchiffre les énigmes, la seule qui sait y répondre quand personne n’y arrive plus. Au lieu de se servir d’une boule, elle cherche en elle les réponses, en se creusant la cervelle, en repoussant ses limites et aussi sa façon de considérer le monde et l’univers. Crystal, c’est un peu une devineresse, et elle va avoir dans le roman une certaine aura qu’elle ne perdra jamais. D’ailleurs, sa disparition ne fait qu’accroître ce phénomène et la mythifie.

Qui a sa propre façon de communiquer

Pour autant, Crystal n’est pas aussi facile à décrypter qu’une boule de cristal. Son esprit tortueux et torturé brouille toutes les communications que les personnages peuvent avoir avec elle. Alors en cela, elle porte aussi un nom en totale contradiction avec sa façon de vivre avec son entourage et de communiquer. Elle n’est pas aussi limpide qu’une boule de cristal…

Mais elle a sa propre manière de communiquer. Elle est Crystal Singer, celle qui chante, qui parle à Mars (et la seule qui le fait !), et qui fait des maths une poésie musicale. A la voir aller, venir, chercher, repartir, ralentir, repartir avec frénésie, tomber dans une léthargie profonde, s’exciter comme une puce… Elle mène la danse et le rythme du roman, qui ce faisant est une ode aux mathématiques. Et qui dit ode, dit musique. Elle est omniprésente, dans le roman. Même quand Crystal est absente : le silence a toute sa place en musique. Et cette musique est au cœur du roman. Elle est une nouvelle forme de langage. Quand les mots ne suffisent pas, quand la pensée rationnelle atteint ses limites, il reste la musique, universelle, et dans l’émotion. S’engage alors une autre étape dans la relation, qui se rééquilibre alors, mais c’est une autre histoire à écrire…

Un roman de SF très humain

Voilà de la SF que j’adore. Parce qu’il y a, au-delà de technologies et de concepts scientifiques, un roman qui est rempli d’émotions, et qui possède un cœur et une âme. Ethan Chatagnier peint ici le portrait d’une femme que l’on aime totalement dès les premières secondes. Sa disparition nous fait l’aimer et la désirer encore plus, car elle nous dépeint une femme à la fois forte, brillante, indépendante, mais aussi fragile, torturée, compliquée, terriblement égoïste aussi. Crystal est loin d’être parfaite et fait des choix de vie terriblement mauvais, lourds de conséquences. Pour tout cela, je l’ai énormément aimée.

Et j’ai adoré aussi ce parallèle entre les deux relations. Crystal et Mars sont les mêmes, quand Rick est la l’image miniature de la Terre. Dans le fond, ce roman raconte la peur panique que nous avons d’être seuls au monde. On a toujours imaginé et mis en scène les premiers contacts, toujours basés sur un échange, qu’il soit amical ou guerrier. Qu’en serait-il si nous découvrions qu’une planète habitée avait les moyens d’entrer en contact avec nous mais n’en avait rien à cirer ? Qu’elle n’éprouvait aucune envie de le faire ? Nous serions comme Rick face à l’absence de Crystal : désemparés, incomplets, éprouvant une solitude telle qu’elle nous détruirait complètement.

Alors L’affaire Crystal Singer est un récit qui raconte la distance, l’incapacité d’échanger, la solitude profonde, la peur d’être seul. Des sentiments bien humains, en somme. Un roman incroyablement beau et triste à la fois, doux-amer, qui tire ses flèches pile au bon endroit.

En pratique

Ethan Chatagnier, L’affaire Crystal Singer

Albin Michel Imaginaire, 2023

VO : Singer Distance, 2022

Traduction : Michelle Charrier

Couverture : Timothée Mathelin – Je découvre cet artiste et j’aime énormément ce qu’il propose… Ca me fait penser à un mix entre Aurélien Police et Ashvin Harrison.

Autres avis : Outre l’avis du Maki que j’ai partagé plus haut, celui de l’éclaireur L’épaule d’Orion, qui l’a lu en VO. Un roman « beau, triste et doux » pour Gromovar, hommage à la science et ode à une femme fascinante pour Feygirl; et puis une invitation très ferme à lire ce roman captivant et immersif par Celindanaë. Un roman qui a donné envie à Le nocher des livres de partir en voyage aux USA sur la route 66.

L’affaire Crystal Singer est un roman d’Ethan Chatagnier que j’ai tout simplement adoré. Ca faisait longtemps et bon dieu que c’est bon. Roman de l’absence, de la solitude et de l’incommunicabilité, ce texte parle moins de maths et d’un premier contact que de relations et de sentiments humains. J’ai adoré la symétrie entre le cadre science-fictif et l’intrigue plus personnelle et intime, presque terre à terre. Une belle équation que l’auteur a résolue ici : des maths aux mots, il n’y a qu’un fil, ici poétique et musical. Une très belle réussite, et un bouquin que je relirai avec plaisir.

13 thoughts on “Ethan Chatagnier – L’affaire Crystal Singer

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    1. Merci Gilles 🙂 Et merci à AMI d’avoir acheté les droits de ce texte, quelle chance de pouvoir accéder à des textes comme ça, quand on ne lit pas en VO… La traduction en plus est remarquable.

  1. C’est tout à fait ça : « Un roman incroyablement beau et triste à la fois, doux-amer ». L’ambiance de ce récit est remarquablement prégnante : on est baigné tout du long par cette mélancolie, mais sans que cela aille trop loin dans la tristesse. Un roman vraiment beau.
    Et j’ai oublié de parler du parallèle entre Mars/Terre et Rick/ Crystal, mais tu as raison, c’est évident.

    1. Oui ça ne plonge jamais dans la tristesse pure, il y a toujours qqch à quoi se raccrocher, un espoir fou derrière, que ressent Rick d’ailleurs, tout au long de ces années. Et tu as raison, il y a une continuité dans l’ambiance et la tonalité tout au long du texte qui est très appréciable. Une vraie réussite ce roman, je suis super contente qu’il ait été traduit.

  2. C’est donc encore mieux que « Étrangers » si je déduis bien ? Tu as bien fait de les lire dans ce sens. Ça donne envie en tout cas !

    1. Oh oui oh oui c’est beaucoup mieux, car il y a une chaleur qu’il n’y a pas dans Etrangers, et puis de la poésie, de la tendresse, beaucoup de sensibilité, et tout ce qui me manquait dans Etrangers concernant le background. Je pense que tu pourrais beaucoup l’apprécier, ce bouquin.

  3. Très jolie chronique !
    J’ai beaucoup aimé tes paragraphes sur la communication, tu arrives à mettre les mots sur ce qui me titillait. Merci 😀

  4. (c’est la 5e fois que je tente de commenter, j’espère que cette fois ça va passer !)
    Ce roman ne me tentait pas du tout, à la base. De la SF avec des maths, eurk. En plus, une uchronie, genre qui ne m’attire pas spécialement.
    Mais… mais voilà que ton avis débarque. Et entre ton enthousiasme, le sujet (qui m »intéresse beaucoup !), le fait que les maths, au final, ne sont pas si présentes… allez hop, sur ma liste !

    1. Je ne peux que t’encourager à le lire, il n’y a pas de fausse note dans ce roman qui sonne juste, qui est beau, pur, et vibrant. Très humain. Et les maths non, elles ne sont pas si présentes, et elles sont enrobées de poésie. Ca va te plaire, j’en suis quasi certaine 🙂

    1. Intéressant ? oui, mais il est surtout puissant, beau, émouvant, incroyablement juste, sans mélo, et avec des concepts SF remarquablement imbriqués à une histoire de vie. Donc tu ne vas pas peut-être te laisser tenter, tu vas l’acheter dès ton arrivée au festival, sinon je me fâche.
      Voilà. 🙂

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