Emily St John Mandel – Dernière nuit à Montréal

Entre Emily St John Mandel et moi, c’est compliqué. Je l’admire, je l’écoute avec passion, je la trouve captivante, mais ma rencontre avec ses œuvres n’a pas été simple. Il faut dire que j’ai commencé par l’adaptation TV de Station Eleven : très mauvaise idée (abandon au 2e épisode). Et l’année dernière, j’ai lu L’hôtel de verre. J’avais adoré la plume, mais je n’avais pas été plus conquise que ça. Et pourtant, depuis sa lecture, j’avais envie de retourner à Vancouver et d’y revenir. Preuve qu’il s’était passé quelque chose… Et il y a quelques semaines, j’avais besoin d’un truc différent, anywhere out of the world, hors de la SFFF. Il me semblait que l’heure était venue de retrouver Emily St John Mandel. C’est ainsi que je me suis pongée dans Dernière nuit à Montréal… et j’ai enfin, enfin, adoré ma lecture.

Dernière nuit à Montréal – 4e de couverture

C’est l’histoire de Lilia, enlevée à sept ans par son père lors d’une nuit d’hiver, de la longue cavale qui dura toute son adolescence, et de Christopher, le détective engagé par sa mère pour la retrouver.

C’est aussi l’histoire de Michaela, la fille de Christopher, qui rêvait d’être funambule dans un cirque et finit dans une boîte de strip-tease à Montréal. Michaela sait ce que Lilia a toujours ignoré : la raison de cette cavale de dix ans à travers les États-Unis.

C’est enfin l’histoire d’Eli, étudiant passionné par les langues, mortes et vivantes, qui sait qu’elles sont aussi fragiles que les sentiments qu’elles servent à exprimer. Eli a hébergé Lilia à New York, suffisamment longtemps pour en tomber amoureux et partir à sa recherche lorsque, une fois de plus, elle s’enfuit…

C’est dans une Montréal hypnotique et enneigée que se dénouera l’histoire de ces trois jeunes gens que le destin a réunis.

Un coup de cœur pour la plume de l’autrice

Cela ne m’avait pas frappé autant à la lecture de L’hôtel de verre. J’ai adoré la plume de l’autrice dès l’incipit. Dès les premières phrases, je n’ai plus su décrocher. Je pense qu’il y a eu une conjonction de deux choses : la qualité et la maîtrise de la plume et la parfaite adéquation à mes envies du moment.
Dernière nuit à Montréal est le premier roman de l’autrice, pourtant je l’ai trouvé plus solide que L’hôtel de verre. Mais bon, là encore, mon appréciation sur ce dernier changerait certainement radicalement si je le relisais maintenant, je pense.

Une écriture d’ambiance

Dans ce roman, on a une écriture d’ambiance. Ambiance citadine, peinture d’une ville assez fantomatique, pas appréciée par ses personnages en tout cas, ce qui va à contre-courant de la réputation de Montréal . Mais j’ai trouvé ça assez génial de parvenir à nous faire détester cet endroit par le regard et le vécu des personnages. Beaucoup de lecteurs se sont plaints de la vision très peu réalistes de la ville, mais je trouve cette critique à côté de la plaque. Il s’agit ici de perceptions, de sensations, de rapports très personnels qu’entretiennent les personnages à la ville.

Cela donne à Montréal un visage hypnotique, presque fantomatique, irréel. On n’est pas vraiment dans le fantastique, mais plus vraiment dans le réel non plus; une sorte d’entre-deux formé de perceptions floues, de brouillard cotonneux. J’ai beaucoup aimé cette représentation, d’autant qu’elle est exécutée avec une écriture légère, aérienne, presque détachée, mais sans être clinique.

Ambiance aussi de road trip, à travers les grands espaces américains. J’ai toujours adoré le rapport des nord-américains à l’espace, au voyage, à la route, au mouvement. C’est ce qui m’avait plu dans L’affaire Crystal Singer, Motel Valparaiso, et encore American Elsewhere. Routes, motels pourris, pleins d’essence et soda pour le voyage, dépôt de valises dans un endroit pour quelques semaines… Et hop, c’est reparti. Une bougeotte qui me fascine, avec en arrière-plan ce sentiment d’urgence, de danger, qui plane sournoisement.

Une écriture du reflet

Dernière nuit à Montréal n’est pas un roman linéaire. En effet, l’autrice éclate le schéma narratif habituel. A la place, elle coud un patchwork constitué de moments épars, picorés. Des petits moments qui semblent se mélanger et faire le grand écart entre passé et présent. Le cheminement géographique s’accompagne d’un cheminement temporel.

Ainsi, le récit en apparence décousu ne fait que refléter les personnages et leur trajectoire. Qui se perdent eux-mêmes dans leur vie, puis se perdent les uns les autres, avant de se retrouver, de se reperdre de vue… Chaque instant passé, dialoguant avec le présent, résonne avec celui-ci, avec une force d’écho très marquante.

L’aspect très froid de Montréal, la fuite perpétuelle des personnages et l’éloignement de ceux-ci m’ont donné l’impression de marcher sur la glace, les sens en alerte. Ainsi le roman me fait-il l’effet d’un miroir brisé, dont les fragments du récit se saisissent fugacement à travers les morceaux.

Un roman noir au suspense bien construit

Un roman noir dans sa forme…

Emily St John Mandel ne se presse jamais, elle avance posément, construisant son texte avec régularité. Il règne dans ce roman une étrange atmosphère, mêlant sentiment d’urgence avec impression de détachement… Cela fait naître des émotions et des ressentis inhabituels. L’autrice construit par ailleurs habilement le suspense de son texte, jusqu’au dénouement qui m’a beaucoup plu par sa force émotionnelle et son côté inattendu.

On n’est pas dans un thriller haletant. Mais la lecture de Dernière nuit à Montréal n’est pas non plus un long fleuve tranquille. En effet, l’autrice brouille un peu les pistes, ne sème ses indices qu’avec parcimonie. Ainsi, recoller ensemble les morceaux du patchwork n’est pas forcément chose aisée. Elle parvient à maintenir une sorte d’attirance captivée chez le lectorat et un sentiment permanent de malaise et de perte de repères. Malgré l’aspect labyrinthique du texte, l’avancée se fait ainsi avec fluidité. Etrangement léger, pour un roman si sombre…

Et dans le fond

Emily St John Mandel brosse ici une galerie de portraits bien sombres, même si attachants. Lilla, comme Eli et Michaela, a une vie en morceaux. Incapable de s’attacher, que ce soit à des personnes ou à un lieu, avec une enfance oubliée, dans laquelle réside un paquet de cadavres dans le placard. Eli n’est pas beaucoup mieux, tandis que Michaela s’est vu voler son enfance, rejetée par ses propres parents.

Ici, la trace d’un frère, au bout du fil. Ici une mère qui apparaît fugacement à la télévision. Et puis ces personnages plus que secondaires qui accompagnent, le temps de quelques jours ou quelques semaines, le chemin de Lilla. C’est une quête du petit Poucet, ce roman. Sauf que les cailloux sont bien noirs. Il y a un côté véritablement tragique dans ce roman, dans tous les sens du terme. Une vision assez pessimiste aussi, portée sur le noyau familial, le couple, l’amitié, bref tous ces noyaux sociaux. Au final, on a des personnages profondément seuls, petits dans des villes gigantesques où l’on se côtoie, sans se connaître, sans se mêler, sans rien partager réellement de vrai.

Le pessimisme va jusque dans les considérations sur les langues, autre socle de toute société. Eli étudie les langues mortes et sur le point de l’être. Et j’ai été très marquée par le discours sur le fait qu’une langue qui meurt, ce n’est pas seulement des mots qui se perdent, mais des concepts, des façons de penser et de voir le monde. Il me semble qu’Eli se bat contre l’oubli et pour la persistance. De la même manière qu’il se bat contre l’extinction des langues, il refuse l’extinction des souvenirs, la disparition de Lilla de sa vie, car elle représente pour lui bien plus qu’un nom, qu’un mot, qu’un visage. J’ai trouvé son énergie du désespoir pour la retrouver terriblement touchante.

Lilla a été pour moi le reflet de toutes ces personnes que j’ai un jour croisées dans ma vie, plus ou moins longuement, avec qui j’ai fait un bon bout de chemin ou pas, et que j’ai un jour complètement perdues de vue depuis. Cela les rend presque fantomatiques, irréelles, comme leur souvenir et l’ambiance de ce roman.

En bref

Un roman hypnotique, tout en reflets et en ombres fugaces. J’ai adoré l’ambiance du récit, l’écriture qui l’accompagne, la construction labyrinthique du texte, et la trajectoire de ces personnages, entre pas de deux et triangle aux angles changeants…

En pratique

Emily St John Mandel, Dernière nuit à Montréal
VO : Last Night in Montreal (2009)
VF : Payot Rivages (Noir), 2013
Traduction : Gérard de Chergé
Autres avis : un roman bouleversant pour Le Maki, qui sera certainement ravi de lire cette chronique, lecture envoûtante pour Yuyine qui préfère néanmoins Station Eleven (que je lirai un jour).

4 commentaires sur “Emily St John Mandel – Dernière nuit à Montréal

Ajouter un commentaire

  1. Trop cool que cette seconde lecture dans le Mandelverse t’ai emballé 🙂
    Pas encore lu celui-ci, mais tu donnes envie de m’y mettre !

    1. Je ne me souvenais plus que tu étais aussi amateur des textes de l’autrice 🙂 Je viens de lire tes retours sur L’hôtel de verre et Station Eleven, visiblement tu les as lus dans un intervalle très court, et ça fait un moment ! (C’est fou, à lire ton retour sur L’hôtel de verre je me demande vraiment pourquoi je n’avais pas adoré quand je l’ai lu…)
      Bref, je t’invite fortement à voyager vers Montréal, même si sa peinture n’est pas funky, j’espère que tu apprécieras le détour comme moi 🙂

  2. Je suis en effet ravi de lire cette chronique. (Même si je ne comprends toujours pas pourquoi tu n’as pas aimé l’Hôtel de Verre. 😉 ) Ne te reste plus qu’à poursuivre l’aventure avec ses autres titres.

    1. Cherche pas, j’étais mal lunée c’est tout ! ^^ Oui, Je vais poursuivre oui, mon prochain sera La mer de la tranquillité que j’ai dans la liseuse.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Fièrement propulsé par WordPress | Thème : Baskerville 2 par Anders Noren.

Retour en haut ↑