Première lecture du Printemps de l’imaginaire Francophone ! Carne de Julia Richard est un roman que j’ai acheté aux Imaginales sur le stand de HSN. Là, j’ai rencontré l’autrice et discuté avec elle… Son humour grinçant m’a plu, et elle m’a convaincue de me laisser tenter. Comme elle a eu raison, et comme j’ai bien fait ! Ce n’était pourtant pas gagné, car j’ai démarré la lecture de ce roman après La mer sans étoiles d’Erin Morgenstern; celui-ci m’avait tellement plu, que je redoutais la fatale déception de la lecture suivante. Et pourtant, j’ai fait un doublé d’excellentes lectures.
Synopsis
« OK GOOGLE, ÇA CORRESPOND À COMBIEN DE CALORIES UN CORPS HUMAIN ?
Simon ne va pas bien. D’ailleurs, depuis qu’il s’est mis à vouloir manger de l’humain, les choses ne tournent pas bien rond dans sa tête. Face à une société qui les traite, lui et ses congénères, comme des zombies, il fait de son mieux pour garder sa dignité, s’occuper de sa famille et être professionnel au bureau. Mais comment rester soi-même quand la faim frappe à la porte avec autant de délicatesse qu’un tank sur un champ de mines ?
Contraint à gérer son état parasite en maintenant l’illusion de la routine, il décide d’en faire une histoire de famille. Et vous savez ce qu’on dit sur les histoires de famille ?
C’est toujours un sacré bordel. »
Première couche : un humour 36ème degré
Ca passe ou ça casse
La première chose que l’on remarque dans Carne, et ce dès le paratexte, c’est l’humour. Là, ça passe, ou ça casse. C’est un humour grinçant, cynique, très noir, bref : particulier. Ca ne marche pas avec tout le monde.
Mais avec moi, ça a carrément bien marché. L’humour de Julia Richard me parle. C’est politiquement incorrect, pas diplomate du tout, il y a un côté libérateur qui m’a beaucoup plu dans ce bouquin.
Un roman 90′
Evidemment, étant née fin années 80, je suis une millenial qui a su capter tous les clins d’œil et références à la pop culture des 90‘. Et j’ai adoré, évidemment. Que voulez-vous, depuis tout fout le camp (#c’étaitmieuxavant #çayestjesuisdevenueunevieilleconne). Si j’ai trouvé ça très fun, je me suis malgré tout demandé dans quelle mesure les jeunes d’aujourd’hui et demain comprendraient ces références (enfin, je parle de jeunes mais les vieux, je ne suis pas sûre qu’ils captent tout non plus cela dit). En cela, certaines références du roman peuvent présenter le risque d’être rapidement… périmées. C’est un produit qui est assez générationnel sur certains plans.
Un humour qui, s’il vous fait rire, dit beaucoup de choses sur vous-même
Enfin, je dois avouer que j’ai ri. Beaucoup. Pas un huhuhu gentil et discret, mais un AHAHAHAAHH, très en voix, guttural, vous voyez. Surtout pendant les scènes de bouffe/crime. Par ailleurs, beaucoup de blagues sont construites autour d’expressions, de comparaisons et de métaphores évoquant la nourriture. Un gros effort d’écriture ici.
L’ennui, c’est que vous le savez, je lis beaucoup dans le train. Et donc, mes rires pas discrets du tout ont interpelé les gens autour de moi. La couverture du livre n’a pas contribué à rassurer mon entourage. Cela dit, j’ai trouvé là le moyen d’avoir une paix royale dans le train. En attendant, je me suis demandé assez souvent ce qui n’allait pas chez moi pour m’esclaffer devant des scènes aussi gore, ou comprendre parfois même avant Simon qui (ou quoi) il allait bouffer – parce que ça creuse un peu aussi l’estomac, ce roman. Suis-je une zombie en devenir ???
« LA LASAGNÈS À LA RICOTTA !
Vous prenez 600g d’une Agnès fraîchement hachée menue. Vous mâchez, mâchez, mâchez bien. Le secret est dans la mastication pour que la viande soit bien tendre et juteuse. Vous réservez. Vous faites revenir vos oignon émincés dans un peu d’huile d’olive. Vous ajoutez la carotte, le vin, bref, on s’en cure l’oreille avec une pince de langoustine. Vois laissez évaporer. PAF ! Purée de tomate. Vous ajoutez Agnès, vous faites revenir. Basilic. Herbes de Provence. Sel. Poivre. On mijote. On patiente. On salive. On éteint le feu. Pâtes. AGNÈS. Ricotta. Pâtes. AGNÈS. Pâtes. AGNÈÈÈÈÈÈÈS. Et Gruyère. Au four pendant 25 minutes. (Idéalement, à mettre au frais quelques heures avant cuisson pour que les pâtes ramollissent bien).«
Deuxième couche : New Zombies et Cie
Dépoussiérage du zombie
Ce livre s’épluche comme un oignon. On peut aussi l’envisager comme le dépeçage d’un humain, mais j’ai choisi l’oignon, ça parle à plus de monde. Donc ce livre possède plusieurs couches qui sont autant de strates de lecture, de sens, et de réflexions.
La deuxième couche après l’humour, c’est le zombie. Quand vous prenez Carne, vous pensez avoir un livre avec un humour particulier qui parle de zombies. Vous vous attendez à voir des litres d’hémoglobines gicler en dehors des pages, comme le suggèrent la couverture et la page de garde. Mais. Mais c’est un peu has been les zombies, franchement. Et Julia Richard le sait très bien. Et donc elle nous fournit un texte fichtrement intelligent qui revisite la figure du zombie.
Qu’est ce qu’un humain ?
D’abord, dans le fait que visuellement, on ne distingue plus un zombie d’un être humain normal. C’est Monsieur ou Madame tout le monde, qui prend son vélo (ou le train) pour aller au boulot, passer chercher des cacahuètes au supermarché du coin et une bouteille de vin pour rejoindre ses voisins le soir même, pour le barbecue. Monsieur ou Madame tout le monde a des gamins, une vie, des amis, des factures à payer. Bref, le zombie, c’est potentiellement vous, moi.
Deuxièmement, zombie est devenu une insulte. Julia Richard renverse complètement les choses : qui dit qu’en fait, ce n’est pas le « pseudo-zombie » la victime ? Hein ? Un constat pas évident à faire mais qui coule de source ici, car la narration est faite à la première personne du singulier et au présent, le narrateur étant Simon/Phil. On est donc constamment dans sa tête, ses pensées, et on subit comme lui ses pulsions meurtrières, répondant à un instinct animal très primaire.
Julia Richard visionnaire
Ce roman offre donc une réflexion fort intéressante sur ce phénomène. D’ailleurs, on ne sait pas vraiment comment ça a commencé, et l’on voit épidémiologistes et tripotées d’experts s’engluer dans des constats tous différents. Les pseudo-zombies sont-ils des malades ? Faut-il les isoler ? Ou isoler le reste de la population ? Sont-ils encore des humains, d’ailleurs ? Autant de questions et de points de vue partagées par différents personnages du roman, apportant leur pierre à cette vaste réflexion : qu’est ce qui définit un Humain ?
Avec Carne, Julia Richard se fait visionnaire. Ce roman est sorti en mai 2020, donc en plein confinement. Et le déroulé de cette « épidémie » évoque des choses qui nous sont fort familières, après deux ans de cohabitation avec le COVID. On retrouve l’état d’urgence, l’état de pandémie, la ribambelle d’experts, le rôle des réseaux et des médias dans la propagation d’idées à la con, de fausses nouvelles, de rabâchage… Bref, lire Carne aujourd’hui rappelle des souvenirs, mais il a été écrit au tout début de la crise du Covid. Et là, on regarde Julia Richard un peu de travers, quand même. Comment elle a su ??
Troisième couche : Mais dans quel monde vivons-nous ?
L’horreur n’est pas là où on l’attend
Continuons de dépecer notre humain d’éplucher notre oignon. Si Julia Richard choisir de démystifier la figure du zombie, c’est surtout pour nous démontrer que l’enfer, ce n’est pas le zombie. C’est les autres.
Hé oui, et c’est d’ailleurs ce qui vous fera passer du rire aux larmes dans ce roman. Ah vous allez vous marrer devant les blagues pourries de Simon/Phil. Mais vous allez vite déchanter, quand vous vous rendrez compte à quel point la société fout le camp, avec ou sans zombies.
Et c’est flagrant dans ce livre, qui expose une société contemporaine pourrie jusqu’à la moëlle. Ca en est désespérant (et vous donne envie de contribuer au nettoyage en bouffant de l’humain). Carne offre un florilège d’horreurs, et l’horreur est double : dans le fait qu’elle existe, et dans le fait qu’elle en est presque commune. Banale, normale.
L’horreur, c’est vous, c’est nous
Julia Richard évoque en effet dans Carne des choses difficiles, et terriblement réalistes. Et c’est plutôt là que j’ai envie de vous dire de vous accrocher. Le zombie, à côté, c’est de la gnognotte. Non, l’horreur, elle est dans le viol, la justice qui ne bouge pas son cul, et la victime qui en est changée à jamais et décide de se faire justice elle-même jusqu’à devenir un monstre. Elle est aussi dans la délation, la crasse véhiculée par des médias de merde, l’éclatement sociétal si facile et rapide, le silence de la justice et des politiques face à une épuration sauvage… Enfin, elle est dans le noyau familial, qui lui aussi se déchire si facilement.
C’est cette peinture terriblement réaliste et sans fard de notre monde contemporain qui vous donne envie de chialer dans Carne, pas le dépeçage de son Toutou ou la mastication de l’orteil de sa femme (ce qui est objectivement très rigolo. Hein oui ? Comment ça, non ?)
Quatrième couche : le glaçage
Alliance fond-forme
Vous l’avez compris, il y a beaucoup de niveaux de lecture dans ce roman. Il faut bien mâcher avant d’avaler, quitte à faire de petites bouchées. Je pense que c’est un roman qui peut se lire plusieurs fois et alimenter notre réflexion selon le moment où on le lit, notre humeur, notre âge et notre expérience (qui font varier notre vision des choses, forcément).
Rien que cela me paraissait déjà excellent. Mais ce qui est véritablement génial et me parle particulièrement, c’est l’enrobage. Avec Carne, Julia Richard livre un produit littéraire qui accompagne à merveille le fond. Dans ce roman, tout fout le camp. Alors Julia Richard va déconstruire la structure romanesque traditionnelle, par mimétisme.
Déconstruction du roman
Vous le savez, j’adore quand les écrivains cassent tout pour inventer autre chose.
Ici, c’est le cas. On a clairement un dédoublement de personnalité dans le roman, ce qui amène parfois à avoir une impression d’un double narrateur – cela se voit notamment dans la typographie. La structure du roman reflète ce dédoublement progressif, avec un fonctionnement en deux temps :
- une alternance de voix dans la première moitié du récit, Phil/Simon. On reconnait les passages narrés par Papa/Simon par le – devant les numéros de chapitres.
- Une prépondérance de chapitres autour de Phil dans la seconde moitié du roman. Cette seconde moitié offre un regard plus analytique sur les événements.
Ce mélange est accentué par un désordre complet des chapitres, avec à la fois des retours en arrière, mais aussi des redites et des doublons. On constate que ce bordel est surtout très présent dans la première moitié du texte, pour laisser place à un récit plus linéaire et analytique de Phil dans la seconde partie. Le texte accompagne l’évolution du personnage…
Enfin, ajoutons à cela des chapitres annexes, comme les 404, sortes de tutos Youtube, ou un 666 complètement ahuri…
Les finitions
Si j’ai une petite réserve à émettre, elle résidera dans les coquilles restantes et dans la toute fin du roman, qui évoque « l’après », avec une intrusion de passages au futur. J’ai trouvé qu’on perdait là la sensation d’immédiateté offerte par la narration plus journalistique du roman.
Mais la toute fin du roman, le dernier paragraphe, est un véritable coup de poignard qui couronne magistralement le roman. Et qui vous laisse comme un arrière-goût particulier dans la bouche. Quelque chose du style « tu t’es marré hein, pendant 316 pages ? Hé ben tiens, cadeau. Et ça c’est pas zombie, c’est réel ». Une baffe sacrément violente mais qui, à la réflexion, est parfaite.
En pratique
Julia Richard, Carne
Editions HSN, 2020
Couverture : François-Xavier Pavion
Autres avis : Je remercie ici Callysse, avec qui j’ai pas mal discuté de ce livre, et qui m’a convaincue de lire ce roman. J’ai suivi ses conseils : laisser infuser le roman avant d’écrire la chronique. Très bon conseil 🙂 Avis mitigé pour Sometimesabook qui a bien aimé l’humour mais qui l’a trouvé un peu pesant à la longue. Une belle découverte pour Saiwhisper et un roman dévoré par Yuyine ! Des moments indigestes pour 20c mais une impression globale fort positive malgré tout.
Printemps de l’imaginaire francophone : Menu « Rêvasser », catégorie « Entre élucubration et divagation »
Carne de Julia Richard est encore une sorte d’OLNI dans son genre. Deux lecture ébouriffantes coup sur coup, j’ai rarement fait ! Si je me rends compte que je partage avec l’autrice un humour assez douteux (et je m’en réjouis !) qui a beaucoup joué dans mon appréciation du roman, j’ai néanmoins été bluffée par beaucoup d’autres aspects. La manière dont l’autrice joue avec les codes du zombie; utilise l’humour comme une arme défensive face à la dérive du monde contemporain; sa façon de détourner l’horreur; et enfin sa maîtrise des codes du roman pour les déconstruire et remodeler tout cela. J’ai trouvé ce roman brillant, je n’ai pas d’autre mot pour le décrire.
Une superbe chronique !
Merci beaucoup ☺️
Je l’avais vu passer mais il m’intéressait pas plus que ça… mais avec ta chronique => wishlist
Il mérite d’être découvert, ce bouquin a bcp de choses à dire et c’est percutant comme il faut. Je conseille 🙂 Un très bon +1 dans ta wishlist ^^
Ce roman ne cesse de passer dans mes « à éviter » (la couverture me met extrêmement mal à l’aise) à mes « à tenter ». Ton avis fait pour le moment pencher la balance de ce dernier côté appréciant l’humour bien noir.
Oui la couverture est particulière. Mais elle est surtout un parfait exemple d’emballage marketing (ce n’est pas un reproche), car elle ne reflète pas vraiment le fond du bouquin.
Selon moi il est à tenter. Si tu n’aimes pas ou que ça te met mal à l’aise tu peux arrêter. Mais ce roman est à découvrir, pour toutes les réflexions qu’il porte. L’humour aide à avaler certaines choses difficiles. C’est une lecture qui marque, il faut être prêt. Il faut pas te forcer et y aller quand tu le sens – ou pas.
Une chronique aux petits oignons! Elle est parfaite 😀 Et de rien pour le conseil, je suis ravie s’il t’a aidé 🙂 Et vraiment contente que ce livre t’ait plu. C’est une de mes lectures marquantes de 2021.
Il sera probablement dans mon top 12 de l’année ce roman. Et oui c’était un bon conseil, il fallait digérer un peu avant ^^ Merci 🙂
Je t’avoue que j’avais un peu peur que ça ne passe pas pour toi. Le roman est brillant mais en effet très particulier et un peu trash. Je suis agréablement surprise de ton enthousiasme!
Ecoute, je ne vais pas te mentir, j’ai eu peur aussi ^^ Mais oui, j’ai adoré, parce que l’humour très spécial était au service de plusieurs strates de réflexions que j’ai adorées. C’est trash mais pas gratuit, donc brillant en effet !