Après avoir vu et apprécié la série : Périphériques, les mondes de Flynne sur Prime, j’ai eu envie de lire le roman de William Gibson dont elle est adaptée. Enfin, pour être honnête, j’avais surtout envie d’y voir un peu plus clair (les connaisseurs de Gibson s’esclaffent déjà). Parce que la série n’est pas simple à comprendre et qu’il me restait, à la fin de la première saison, pas mal de blancs et d’interrogations sans réponse. Ce billet sera donc un regard double, à la fois sur la série et le livre, et une série d’allers et retours entre les deux.
Synopsis
Pour une fois, je vais opter pour un résumé « maison ».
Années 2030. Flynne vit avec son frère Burton, ex-Marine, dans un trou perdu des Etats-Unis, en pleine cambrousse. Une maison et une caravane isolées dans la forêt, à quelques kilomètres d’une petite ville. Flynne y survit, plutôt : elle travaille dans une boîte d’impression 3D pour payer les médicaments de sa mère malade. Elle est aussi gameuse.
Un jour, elle prend la place de son frère pour remplir une mission de surveillance/sécurité dans ce qu’elle croit être un jeu virtuel. Elle est alors témoin du meurtre d’Aelita West, et se rend compte que ce n’était pas si virtuel que ça… Elle va alors être contactée par Coldiron, ce qu’elle pense être la boîte de production du « jeu », par le biais de Wilf Netherton, pour qu’elle témoigne de ce qu’elle a vu.
L’ennui, c’est que Wilf vit à Londres, 70 ans plus tard, dans un futur post apocalyptique. Pour le rejoindre, elle emprunte donc un périphérique : sorte d’avatar en chair humaine qui prend vie quand une âme l’habite. Dans ce futur, il est possible de se connecter au passé par le biais d’une sorte de serveur quantique; mais la connexion au passé crée à chaque fois une branche parallèle au Temps, un fragment temporel. L’intervention dans l’époque de Flynne a alors créé une brèche par laquelle se sont engouffrés d’autres personnages inconnus, en charge d’éliminer Flynne dans son monde à elle, à cause de son statut de témoin…
Du roman à la série
Le contexte du roman
Périphériques est un roman de William Gibson, paru en 2014. Soit 30 ans après Neuromancien, son chef d’œuvre chef de file du mouvement cyberpunk.
On retrouve dans Périphériques une certaine continuité avec Neuromancien et ce qui caractérise l’écriture de Gibson :
- une SF non plus tournée vers l’espace, mais ancrée dans une réalité concrète, dans le quotidien de personnages;
- des éléments cyberpunk, même si Périphériques n’est pas pleinement un roman cyberpunk;
- Une réflexion sur la disjonction entre progrès technologique et progrès social;
- une immersion totale du lecteur dans le récit. L’écriture de Gibson est minimaliste, sans descriptions superflues, avec des éléments de contexte réduits au minimum voire absents, et enfin une prépondérance dans Périphériques de dialogues au détriment du récit. Bref, un style qui perd rapidement son lecteur si celui-ci n’est pas attentionné ou pleinement concentré.
La série
La série adaptée disponible sur Prime contient à ce jour une saison, mais deux autres sont en cours de développement. La première saison contient 8 épisodes d’une heure à peu près. Réalisée par Scott B. Smith, elle a notamment pour producteur exécutif Jonathan Nolan, le frère de celui qui fait des films dont je ne comprends jamais rien de bout en bout. Rien que cela m’a fait peur, mais je retiens que les films qu’il a coécrits avec son frère m’ont plu (Interstellar, The dark Knight) – c’est que ce frère-là semble un peu moins barré que l’autre.
Le trailer de la saison 1 :
Je vous recommande également un épisode de La science, CQFD dédié au roman et à la série, avec Laurent Queyssi (traducteur de Périphériques mais aussi scénariste et spécialiste de comics et de SF ) et Yannick Rumpala (maître de conférences en science politique à l’Université de Nice).
De la série au roman
J’ai fait le chemin inverse : j’ai d’abord vu la série, avant de venir au livre. L’occasion de faire un parallèle et de voir comment les deux œuvres se sont complétées pour moi. La série m’a plu par bien des aspects, mais m’a laissée plusieurs fois perplexe. Je n’ai pas toujours tout compris toute seule (mais heureusement internet existe et des gens vifs d’esprit aussi). Si je pensais que le livre m’éclairerait, je me suis bien plantée. D’une part, parce que Gibson n’explique rien et c’est au lecteur de tout saisir tout seul. Mais aussi parce que la série se révèle bien différente. J’ai eu la sensation d’avoir deux œuvres distinctes, bien que partant d’un même terreau – comme si elles étaient deux fragments parallèles.
Les personnages
Les personnages de Périphériques m’ont beaucoup marquée. Parce qu’ils sont vraisemblables, jamais manichéens. Les grands méchants se révèlent souvent humains, ou tiraillés par des réalités qu’on décèle après. Les gentils… difficiles de savoir qui est « gentil » dans cette série, en fait. Aucun personnage n’est gentil ou méchant, chacun a sa part d’ombre qui grandit ou pas selon le contexte et les événements, réagissant comme il peut. Chacun possède son passé, ses raisons d’agir, ses instincts. Et de fait, chacun se révèle bien difficile à appréhender clairement. Lev et Wilf, dont on ne sait pas vraiment à quel point ils sont empathiques vis à vis de la situation de Flynne; Lowbeer, qui joue sa propre partition et cache son jeu…
La série offre cependant plusieurs avantages par rapport au livre. Les personnages sont très bien incarnés, présents et fouillés. Ils ont une présence qu’ils n’ont pas dans le roman, et les personnages secondaires sont plus nombreux et plus travaillés. C’est notamment le cas de Conner, dont on explore le passé et l’éventuel futur qu’il exprime plusieurs fois. J’ai aimé la figure de l’assassin, terrifiant mais qui se révèle finalement très humain. J’ai aimé aussi le positionnement trouble de Ash et Ossian, la fragilité plus palpable de Wilf (très OOC par rapport au bouquin pour le coup, mais plus attachant), ou encore le positionnement le cul entre deux chaises de Tommy, l’adjoint au shérif.
Car le roman se montre, dans la peinture des personnages, aussi évasif que dans son récit. Minimaliste. Comme si l’auteur n’en avait rien à faire du passé de ses personnages, de ce à quoi ils pensent, de leurs réflexions. Flynne traverse tout ceci avec un semblant de détachement qui paraît très froid et empêche totalement le quelconque attachement à son égard. Ca manque cruellement d’émotion, comme si les personnages étaient semblables à des périphériques vides.
Une trame vs plusieurs trames
C’est la multitude de trames narratives qui m’a perdue parfois dans la série. Les retours dans le passé de Wilf, toute l’histoire autour de l’Institut de recherche avec Cherise Nuland, et évidemment toute la trame autour d’Aelita disparue et de ses implications.
La série présente donc un aspect a priori très nébuleux. En cela, elle reste conforme au style de Gibson, les éléments étant amenés petit à petit et c’est au spectateur de tout relier ensemble pour reconstruire le puzzle. En revanche, j’ai trouvé le livre très vide en comparaison. Point de Cherise ou d’institut de recherche, et une Aelita réduite à rien. J’aimais beaucoup dans la série les scènes qui retraçaient son parcours depuis l’enfance, et éclairaient ses opinions relatives à l’impact des technologies sur la vie humaine. Il y avait là une réflexion éthique que je trouvais passionnante mais malheureusement totalement absente du roman.
Grand spectacle / style minimaliste
Quand je dis que celui-ci m’a paru vide, c’est qu’il est un techno-thriller assez classique, une fois enlevés tous les attirails SF intéressants. Un meurtre, une enquête, une scène pour confondre le meurtrier, le dévoilement d’un complot. Peu d’action donc. Entre la scène où Flynne est témoin du meurtre et celle de la fête organisée où elle se rend avec Wilf pour confondre le meurtrier, il se passe 450 pages, et c’est bien long. Techno je veux bien, mais thriller, bof. L’alternance Wilf-Flynne ne m’a pas passionnée non plus. En effet, les chapitres alternés sont trop rapides pour s’attacher ne serait-ce qu’une minute, et cette alternance est réglée comme du papier à musique. Trop plan-plan pour moi.
Beaucoup de dialogues pas très passionnants, centrés sur du blabla quotidien sans importance (Flynne va faire pipi, Flynne va changer de pull, Flynne veut dormir…). Il y a bien des scènes intéressantes (quand Ash explique le principe du serveur quantique, ou quand Wilf raconte le Jackpot…), mais elles sont trop rares sur ces 600 pages. Et pas vraiment approfondies : par exemple, on sent que Wilf a été marqué par le Jackpot, mais on n’en saura pas plus – ce que la série exploite au contraire.
Evidemment, le grand avantage de la série est de mettre des images sur une œuvre littéraire, et de faire du spectacle, ce que n’offre pas du tout le roman. En cela, le générique en met plein la vue (c’est comme les couvertures de bouquins, je trouve que le travail des créateurs est vraiment génial), la BO est chouette et pleine de clins d’œil. Qui dit spectacle, dit cliffhangers, scènes de baston à la Keanu Reeves dans Matrix. Tout est bien dosé entre actions et dialogues, même si je me serais bien passée de scènes trop hard à mon goût (les aiguilles par-ci et les énucléations par-là c’est bof). La série a aussi su garder des détails du roman, comme les tatouages de Ash, ou l’état de ruine de la caravane de Burton, le jardin de la maison de Lev, les tours de Londres…
Des réflexions passionnantes
Une SF novatrice
L’épisode de La science CQFD revient bien sur ces éléments et pointe du doigt le côté novateur de la SF de Gibson. Neuromancien paraît en pleine tradition d’une SF très centrée notamment sur le space opera avec des recettes éculées. Avec cette œuvre et Périphériques, Gibson met en place un univers cyberpunk. La SF développée dans ces deux œuvres opère un retournement à 180 °. Elle est ramenée dans le quotidien réaliste des personnages, ancrée dans les bas-fonds et les marges de la société. Les personnages sont jeunes, un peu paumés dans leur vie de merde, aux prises avec des forces qui les dépassent.
Périphériques met donc en scène une SF qui questionne la réalité sociale des personnages. Par exemple, le roman comme la série peignent avec justesse le contraste entre ruralité et monde citadin. Le bled de Flynne, pourri par les barons de la drogue est en totale confrontation avec le Londres de Wilf, habité notamment par ses oligarques russes. C’est très réaliste, d’un côté comme de l’autre. On voit déjà dans le quotidien de Flynne notre monde partir en vrille. J’ai particulièrement aimé la question des marchés financiers (et du poids de l’argent dans le monde de Wilf), ou celle du coût de la santé aux USA.
Je ne sais pas, enfin, si c’est novateur ou pas, n’ayant pas assez lu de SF : j’ai beaucoup aimé la façon dont les individus interagissent entre eux dans le monde futur. Et appréhendent leur réalité. La langue sur le palais, les doigts qui glissent, ou encore les 4 yeux de Ash : j’ai trouvé ça vertigineux. Je me dis souvent que nos technologies actuelles nous rendent particulièrement paresseux (nos Iphones et Alexa font tout à notre place, ou ChatGPT maintenant), et j’ai trouvé que Périphériques proposait quelque chose d’extrême en la matière.
Esprit vs matière
Plusieurs rapprochements peuvent être faits avec des oeuvres plus récentes. J’ai notamment pensé à Matrix, évidemment mais aussi Avatar (Jake Sully est un croisement Conner/Burton).
J’ai adoré le concept de périphérique, déjà vu dans ces deux œuvres (et sûrement dans d’autres). Un esprit dans un corps externe c’est connu. L’idée d’habiter un corps de substitution sur le long terme aussi. Je suis malgré tout bon public, et j’aime me perdre dans des réalités et temporalités différentes. Envisager la possibilité de vivre ailleurs, dans un autre corps. Je trouve que la série explore davantage cet aspect (avec Conner, notamment, mais aussi Lev, et puis Flynne ensuite) même si le personnage de Lowbeer sur ce point est beaucoup plus intéressant dans le livre. Mais ce qui m’a plu particulièrement ici c’est l’idée que plusieurs esprits peuvent habiter une même enveloppe. Flynne prenant la place de son frère habite un périphérique masculin. Plus loin, c’est Burton qui prend sa place dans son périphérique à son image.
J’ai également adoré la manière dont les sensations diffèrent entre humain et périphérique. Je me souviens avoir étudié en philo en terminale Matrix, pour illustrer le cours sur l’esprit et la matière. Périphériques aurait eu toute sa place dans cette réflexion si j’avais connu cette œuvre. Qui contribue à brouiller les frontières entre homme et machine et propose un rapport au monde totalement nouveau (pour moi). D’ailleurs, le partage de sensations et de ressentis entre le périphérique de Flynne et Wilf dans la série est absolument génial. Incroyablement puissant, débordant, dépassant les limites de son propre corps.
En bref, pas toujours tout compris dans la série et pas hyper enjouée pendant ma lecture, mais les deux additionnés m’ont procuré pas mal de réflexions passionnantes.
En pratique
William Gibson, Périphériques
Au diable Vauvert, 2020
Traduction : Laurent Queyssi
Couverture : Olivier Fontvieille
VO : The peripheral, 2014
Autres avis : celui de Le nocher des livres, qui m’a convaincue de lire le bouquin après la série. Gromovar ne semble pas avoir apprécié ^^
Vous l’aurez compris, Périphériques aura été pour moi une expérience. La série m’a laissée parfois au bord de la route, quand le bouquin m’a ennuyée. D’ailleurs, les deux sont très différents, même si on s’y retrouve. Mais à mon sens, la série remplit les trous du livre, tout en respectant le style de l’auteur et en proposant des réflexions pertinentes. Je ne dirais pas que je préfère la série au livre, car j’estime que ces deux œuvres sont complémentaires. Malgré tout, sur le seul plan du style, le roman n’a pas provoqué chez moi d’enthousiasme débordant. Je ne regrette cependant pas ma lecture, contente d’être parvenue au bout, d’avoir lu cet auteur et d’en tirer quelque chose. Je suis même plutôt partante pour lire son titre Agency, qui se déroule dans le même univers.
En vérifiant, la série était dans ma liste à regarder sur Prime mais comme je ne pense jamais à consulter cette fameuse liste, ton article me la fait monter dans mes priorités de visionnage. D’ailleurs, pour une fois, la série me tente plus que le roman même si je note bien que les deux œuvres diffèrent pas mal…
Ah la série, je peux facilement la recommander (même si je n’ai pas tout saisi plusieurs fois mais merci google). Mais elle exerce un charme au sens premier du terme que le bouquin n’offre pas du fait de son minimalisme.
Qui sait, peut-être que la série te donnera envie de te plonger dans le roman ? 🙂
En effet, peut-être 🙂
Très belle chronique : j’ai beaucoup apprécié ton travail de comparaison entre série et roman. Je n’avais pas eu le courage de m’y mettre. Merci.
Pour le roman, je m’aperçois que je dois vraiment être, la plupart du temps, ce qu’on appelle un bon public. Je suis d’accord avec la plupart de tes remarques. Cependant, j’ai bien aimé me laisser embarquer par Gibson dans ce monde superficiellement décrit. J’ai de moi-même comblé les trous et ajouté des images (certaines sont maintenant parasitées par celles de la série, mais je ne m’en plains pas tant elles sont belles). J’avais ressenti la même chose à la lecture de la trilogie Blue Ant que beaucoup ont détesté pour les mêmes accusations de vacuité.
Si tu en as le courage, je pense que tu peux apprécier Agency. D’autant que tu connais le contexte à présent, ce qui en rend la lecture plus aisée.
Merci beaucoup pour ton retour !
Comment tu as lu et vu les deux, ça me rassure : je n’ai pas dit d’âneries, ouf !
Tu as en tout cas une capacité d’imagination que je n’ai pas encore pour combler les trous; peut-être que ça viendra avec davantage de lectures SF, mais ayant un esprit très cartésien (c’est le comble), j’ai du mal à imaginer, dans une dimension qui n’existe pas encore, ce qui n’est pas dit. Mon esprit se heurte à un mur.
Mais effectivement, la série remplit habilement les trous, et le fait d’une fort belle manière visuelle en plus.
J’ai prévu effectivement de lire Agency.
Merci encore pour ton retour !
Est ce que tu as écouté le podcast de la Science CQFD consacré à cette série avec entre autre le traducteur de Gibson : Laurent Queyssi. J’avais commencé l’écoute et après 10 minutes je me suis dit lit le roman avant… je ne l’ai pas encore fait mais un jour viendra.
Oui, je l’ai intégré dans l’article d’ailleurs.
C’était très instructif, et ça m’a pas apporté pas mal d’éclairages que j’ai réutilisés dans ce billet d’ailleurs.
Mais oui je pense que c’est mieux de l’écouter après plutôt qu’avant, pour éviter le spoil et donner à la lecture un regard plus analytique ensuite.
J’ai beaucoup aimé la série, par contre je ne suis pas tentée par le bouquin! J’espère qu’on aura droit à une vraie fin parce que la précédente série de Nolan n’a pas eu de conclusion (pas grave, je l’avais abandonné avant mais quand même j’ai peur pour celle-ci..)
Ah ça Nolan a une conception bien à lui des « fins » ^^ je comprends que tu ne sois pas tentée par le livre, d’ailleurs je ne te le conseillerais pas, je pense que tu t’ennuierais passablement… !
C’est gentil de l’avoir lu pour moi, j’étais moyennement motivée… et je pense que je ne vais pas tenter l’aventure pour le moment. Mais qui sait, peut-être que j’aurais envie d’en savoir plus à la fin de la saison 2 !
Ahah, de rien ! J’aurais bien du mal à te convaincre de le lire. C’est particulier, ce minimalisme du style, pas hyper accrocheur je trouve. A moins d’avoir un imaginaire aussi développé que Le nocher, on rame en plus. Et la série bouche tellement de trous, et si bien… ! Pas sûre que tu en saches plus avec le livre, attends-toi plutôt au contraire même ^^