Ca fait un an. Un an que j’attends de sortir ce titre de ma PaL. Sorcière de chair est le premier volet d’un diptyque de Sarah Buschmann, qui peut se lire en one shot. Il possède une magnifique couverture, signée Emilie Léger, et est paru chez Noir d’Absinthe en 2018. Pourquoi j’ai attendu… ? Parce que je redoutais la tonalité horrifique du roman. Et je sais que chez Noir d’Absinthe, on ne fait pas les choses à moitié ! Et alors, verdict ? J’ai intégré ce roman dans le challenge du Printemps de l’Imaginaire francophone, menu Cauchemarder (Terreur nocturne : horreur, cauchemar, peur) : ça vous donne une idée !
Synopsis
« Australie, 2016.
Sept ans après un massacre qui a décimé toute une famille, de nouveaux meurtres surviennent à Melbourne. Des homicides si sordides que la Sorcellerie de Chair, taboue depuis les grandes chasses qui ont déchiré le pays, est évoquée.
Pour Arabella Malvo, lieutenant de la brigade criminelle, ils s’avèrent particulièrement déstabilisants. Pourquoi les victimes lui ressemblent-elles comme des sœurs ? Le meurtrier la connaît-elle ? Pourquoi maintenant ?
Une chose est sûre : l’abîme qu’elle fuit depuis toutes ces années risque de s’ouvrir à nouveau sous ses pieds. Et cette fois, de l’engloutir pour de bon… »
Sorcière de chair ou la poétique de l’horreur
Un roman gore
Qu’est ce que l’Horreur ? Je vous renvoie à cet article du blog de la maison d’édition, qui différencie très clairement horreur et fantastique :
« L’Horreur est souvent considérée comme un sous-genre du fantastique, où l’on se concentre sur l’aspect effrayant et cruel du surnaturel, qui est ici exacerbé. Ainsi quand le surnaturel a des effets particulièrement terribles, conduisant à des avilissements, la folie ou des morts sanglantes, on rentre dans l’Horreur ».
On est clairement dans ce registre dans Sorcière de chair, avec une incursion dans le monde réel de surnaturel, par le biais de la sorcellerie. Mais pas de fantastique ici à proprement parler, car ce surnaturel est admis et connu du monde réel. On n’a donc pas de doute quant à la nature des événements qui se produisent.
Cette poétique de l’horreur est construite sur deux éléments : un rendu visuel très gore et un cadre très glauque. Sorcière de chair donne le ton dès le prologue, terriblement cinglant, tranchant et noir. Sarah Buschmann est directe, sa plume ne fait pas de détours, ne néglige rien, et n’arrondit pas les angles. Elle donne à voir, tout, sans filtre. Sorcière de chair est un roman policier, donc vous aurez un lot de cadavres non négligeables. Par dessus le marché, le roman vous fera réviser votre anatomie grâce à la ribambelle d’organes extraits des corps, déchiquetés, mâchés, recrachés… A grand renfort d’hémoglobine, de chairs brûlées et de liquides douteux, Sarah Buschmann dresse des tableaux particulièrement visuels, saisissants, repoussants.
Une ambiance glauque et malaisante
Au-delà de cet aspect très visuel, il y a aussi une ambiance. Aussi poisseuse que le sang qui colle aux mains. Tout au long du roman, le malaise croît. Il provient d’abord de ces scènes sanglantes et de ces meurtres féroces. Mais il naît aussi des personnages. Ils sont tous douteux, dérangeants, leurs rapports ne sont pas nets, ni francs, tout est tromperie, mensonge, manipulation. Enfin, le malaise est renforcé par la chaleur ambiante de Melbourne, suffocante. Et que dire du cloaque dans lequel vit Arabella ? Vide, déshumanisé, glaçant : un lieu de vie tout aussi froid et dérangeant que le reste.
Finalement, on ne peut se raccrocher à rien de rassurant, dans Sorcière de chair. La plongée dans l’Horreur est totale.
La figure de la sorcière modernisée
Des codes traditionnels…
On va dire que cette poétique de l’horreur est l’enrobage, ce qui frappe en premier. C’est ce qu’il y a de plus visible, mais aussi bien maîtrisée soit-elle, l’intérêt du roman ne réside pas seulement dans cette ambiance.
Pour ma part, j’ai particulièrement apprécié la manière dont Sarah Buschmann revisite la figure de la sorcière. On y retrouve des codes traditionnels : la sorcière maléfique, danger pour la société qui la redoute. On a des sorciers, mais la puissance est plutôt féminine. La sorcière est également une figure de l’ombre, agissant par derrière, car traquée, chassée et détruite.
… revisités…
En revanche, tous ces codes sont modernisés. Pas de poudres, pas de potions, de grimoires, ou d’empoisonnements. Chasse aux sorcières oui, mais institutionnalisée, par le biais d’un service de police dédié. Détruire les sorcières oui, mais pas de potence ni de bûcher; en revanche, une prison qui est une déclinaison de l’Enfer, sur Terre. Pas mieux, pas pire. Juste une vision plus contemporaine et urbaine de la sorcellerie.
A des ajouts modernes
Enfin, Sarah Buschmann invente des choses intéressantes.
La sorcière agit par exemple sur les corps d’autrui, par le biais d’un contrôle du cerveau et de certaines de ses zones (je vous ai dit que vous alliez réviser l’anatomie du corps humain). Cela renforce le malaise : on est sur un contrôle de l’autre, dans l’idée de le posséder, de nier sa nature, sa conscience, son corps.
Par ailleurs, l’autrice propose une société de sorcellerie puissante et assez élargie, dont on découvre le fonctionnement, les lois, les différentes composantes d’êtres surnaturels et les interactions entre elles.
Enfin, j’ai particulièrement aimé le visage et la nature de la sorcière. On n’est pas du tout sur la représentation de la folle hystérique, ou de la démoniaque déglinguée. La sorcière du roman est terriblement froide, rude, tranchante, manipulatrice. Sa puissance est froide, calculée, consciente. Mais elle est surtout… terriblement normale. En vrai, on ne la reconnait pas. Elle est une personne lambda, qui mange de la pizza, paie ses impôts, travaille, fait ses courses.
Un rythme trépidant
Trépidant, c’est le mot. Le prologue m’a complètement captivée. En deux pages, on est déjà complètement happé. Les mots sont secs, choisis avec soin, et claquent sur le papier. Pas de délayage : l’horreur frappe de suite après quelques images plantant un décor lugubre.
Par ailleurs, le roman suit une trame policière, avec ses petits cadavres parsemés ici et là. De corps en corps, on bondit joyeusement, suivant les traces de sang de page en page. Ce n’est pas une enquête que nous propose Sarah Buschmann, mais deux, une officielle, et une officieuse. Ces deux histoires en une donnent un dynamisme au récit, qui tient en haleine jusqu’au bout.
D’autre part, le récit principal est entrecoupé d’analepses, qui partent d’un passé proche jusqu’à remonter, en sens inverse, à l’origine de la situation actuelle. Cet éclatement de la narration donnent de l’ampleur au récit, qui s’étale du coup sur une durée beaucoup plus longue que la trame principale.
Enfin, on comprend assez rapidement qui est Sterenn, la sorcière qui est à l’origine du massacre raconté dans le prologue. Ce n’est pas du tout caché, le but est plutôt de voir comment Sterenn va s’en sortir, alors que l’étau se resserre. En fait, le roman court à la catastrophe, et c’est assez terrifiant de s’en rendre compte, en sachant pertinemment qu’il n’y aura pas de fin optimiste. Ce n’est pas du spoil, c’est Noir d’Absinthe : la maison ne vous promet pas un cocktail de fruits frais face au coucher de soleil à la fin.
Une horreur réaliste
Pourquoi écrire de l’horreur ?
Mais en fait, et c’est là le gros intérêt du roman, c’est que cette poétique de l’Horreur n’est pas juste visuelle. Elle n’est pas simplement esthétique.
Pourquoi écrire de l’Horreur ? D’abord parce qu’on y dévoile la noirceur de l’âme humaine, noirceur qui existe chez chacun. C’est une manière de parler de notre facette sombre. Mais c’est aussi révéler quelque chose de brut derrière notre construction en tant que personne. Ecrire l’Horreur c’est effacer tous les artifices d’un être humain, pour se concentrer sur ce qui est tapi au fond de lui. Cela permet alors d’offrir une palette de personnages beaucoup plus variée, aux comportements si naturels et brusques, que c’est un ressort narratif incroyable.
C’est exactement ce qu’on trouve ici, avec des personnages que rien ne peut polir, adoucir, rationnaliser. Et cela crée des scènes d’une vivacité extrême, au delà de la violence décrite.
L’horreur n’est pas surnaturelle, elle est réelle… et partout
Mais c’est là la leçon principale de Sorcière de chair. L’horreur ne réside pas tant dans les scènes surnaturelles et gores, que dans la réalité dans laquelle on vit. Nul besoin de surnaturel, pour perpétrer des meurtres atroces. Les relations humaines n’en ont pas non plus besoin pour se révéler pourries et abominables. La véritable Horreur n’est-elle pas dans le fait de vivre avec elle au quotidien, tapie dans son trou ? Ici, l’Horreur apparaît avec plus de brutalité qu’elle se déroule dans un cadre réel, connu. En pleine ville. Et elle se cache derrière le visage d’un collègue de travail, ou au détour d’une rue.
Au fur et à mesure du récit, l’Horreur montre son vrai visage. Certes, elle est dans ces scènes de boucherie, mais celles-ci ne sont le résultat que d’une Horreur sous-jacente vécue par un personnage, à la merci d’autres. La torture, la manipulation, le viol, les agressions, le harcèlement moral… ne sont pas surnaturels. On ne peut pas se dire « ce n’est qu’une histoire, en plus c’est de l’imaginaire ». On ne peut pas se cacher derrière cet argument.
J’avoue que c’est là que j’ai eu du mal. J’ai trouvé certains passages insoutenables, et j’avais vraiment du mal à poursuivre. Je ne dirais pas que les scènes de meurtres ne font que papier peint, mais elles n’ont pas le même impact. Pour caricaturer, on va dire qu’elles font plus décor de cinéma, quand la vraie violence du roman, horrible, est insidieuse, sournoise, réelle. Et surtout, tout un chacun la connaît, l’a déjà côtoyée, de près ou de loin. C’est pour cette raison que je ne lirai pas la suite avant un moment. C’est mené de main de maître, mais il faut s’accrocher. Ce n’est pas un roman pour tout le monde.
En pratique
Sarah Buschmann, Sorcière de chair
Editions Noir d’Absinthe, 2018
Couverture : Emilie Léger
Correction : la merveilleuse Anne Ledieu, qui ne laisse rien passer, c’est tellement rare que je le mentionne !
Autres avis : une lecture mitigée pour Sometimes a book; très bonne lecture pour Fungilumini; lecture addictive et percutante pour Vibration littéraire.
Sorcière de chair est un roman de Sarah Buschmann. Son premier. Une œuvre frappante, fortement dérangeante. L’autrice offre une enquête assez classique, mais une psychologie de personnages et une plongée dans l’Horreur incroyables, avec un rythme trépidant. J’ai trouvé ce roman très fort, mais très dur. J’ai commencé par me dire « ouf, c’est bon, je commence à gérer les scènes gores, ça va aller », avant de ressentir un malaise profond. Le roman fait prendre conscience que l’Horreur n’est pas là-bas, ailleurs, loin. Ce n’est pas un mythe, ni un simple topos littéraire, encore moins un décor en papier peint. C’est très réussi, mais attention, c’est difficile; à ne pas mettre entre toutes les mains.
Je ne suis pas contre le gore car j’en ai regardé des centaines de fois mais j’avoue que j’ai du mal avec ce genre en terme de littérature. Pourtant ton subtil et intriguant mélange de poésie et de genre semble t’avoir fortement convaincu et totalement emporté. Du coup je t’avoue que ça me rend totalement curieux.
Je n’ai pas le temps nécessaire dans l’immédiat mais je me note ce titre pour l’avenir.
D’autant plus qu’il traite d’un sujet qui me fascine, la magie et l’ésotérisme.
Merci pour la découverte.
Oui, je te comprends, ce n’est pas facile à lire. Mais oui, il y a dans ce roman une esthétisation de l’Horreur qui aboutit à une réflexion sur le vrai visage de celle-ci. Et ça ça m’a effectivement beaucoup plu, j’ai trouvé ça intelligent de ne pas nous servir du gore juste pour être gore. Là je n’aurais pas aimé.
Je pense que c’est un titre à découvrir, plus pour cet aspect que sur l’enquête en elle-même. D’autant plus si tu aimes la magie et l’ésotérisme, en effet 🙂 Je pense que ça pourra te plaire.
J’espère que tu te laisseras tenter… quand tu auras un petit peu de temps 🙂
Merci pour ton retour, et très bon week-end !
Ce n’est pas du tout mon genre de prédilection, mais je dois dire que tu parles de ce livre avec une telle passion que je suis presque tenté. La taille de ma P.A.L. lui laisse peu de chances, mais, sait-on jamais ?
Merci pour cette découverte, en tout cas.
Avec plaisir ! Oui, c’est particulier, et pas pour tout le monde.
Si un jour, tu as envie de lire un titre dans ce genre, celui-ci est un très bon candidat !
Je le note donc…
Très belle chronique ! Qui me conforte dans l’idée que ce roman n’est pas du tout recommandé pour ma petite âme sensible ^^ »
(j’aimerais bien lire la plume de Sarah un jour, elle a l’air tellement chouette cette plume, mais pour l’heure, c’est trop violent pour moi, malheureusement)
Merci ! Oui, c’est une lecture qui n’est pas pour tout le monde, et je ne pense pas que tu t’épanouisses dans ce Melbourne étouffant et poisseux.
Et je confirme, sa plume est incroyable, incisive, qui n’épargne rien, sans en faire des caisses ni tomber dans le voyeurisme gratuit. C’est ce que je redoute en général en horreur, mais là c’était superbement bien mené, avec une approche très artistique.