Premières lignes #15 : Parcourir la terre disparue

Bonjour et bon dimanche ! Je souhaite partager avec vous ce matin l’incipit du roman d’Erin Swan, Parcourir la terre disparue. J’ai beaucoup aimé le début de ce roman, qui m’a captivée dès le début. C’est le 1er titre que je lis des éditions Gallmeister, maison dont je vais prochainement parcourir plus attentivement le catalogue, car il semble qu’on y trouve pas mal de titres intéressants. Bref, place aux Premières lignes #15 !

4e de couverture

En 1873, Samson, chasseur de bisons fraîchement immigré, parcourt les Grandes Plaines, plein d’optimisme devant son nouveau pays.
En 1975, Bea, adolescente enceinte et mutique, arpente le même paysage, et finit par atterrir dans une institution où un psychiatre s’efforce de déchiffrer ses dessins.
En 2027, après une série de tornades dévastatrices, un ingénieur abandonne son existence routinière pour concevoir une ville flottante sur le site de ce qui fut La Nouvelle-Orléans, où il fonde avec sa fille poétesse une communauté de rêveurs et de vagabonds.
En 2073, la Terre est entièrement noyée, et la jeune Moon n’a entendu à son propos que des histoires. Vivant sur Mars, elle s’interroge sur l’avenir de son espèce.

Parcourir la Terre disparue est l’histoire d’une famille, de celles et ceux qui, génération après génération, héritent d’un même rêve. Avec la même pugnacité et le même espoir, ils tentent de survivre sur une Terre qui se couvre lentement d’eau. Une aventure pleine de résilience et d’espérance.

Premières lignes #15 : Parcourir la terre disparue

SAMSON, 1873

LE vent dans l’herbe ondulée. Le soleil chaud sur son chapeau. Le vague désagrément des mouches. Il contemple la plaine bosselée par les créatures laineuses. Il en a abattu douze aujourd’hui : deux mâles, neuf femelles, un bisonneau. Pas sa meilleure prise, mais un butin respectable. Burroughs et Masters sont déjà au travail, à scier les langues, à dépecer les carcasses. Bientôt, il se joindra à eux. L’après-midi empeste la bouse, le sang et sa propre sueur. Il s’essuie le visage et se demande quand sa barbe va pousser. Il aimerait se raser avec les autres, s’agenouiller devant le miroir ébréché à l’aube, embuer le verre de son haleine.

Il contemple les derniers instants de la femelle à ses pieds. Ni Burroughs ni Masters ne croient à la conscience des animaux, alors que lui se figure leur esprit comme des petits feux de camp sous leur crâne épais. Les flammes brillent et crépitent, projettent des étincelles. Quand il galope à leurs côtés, il voit leurs yeux s’emplir d’un chagrin familier. Lorsqu’il tire, la lumière dans leurs iris s’estompe, des braises mourantes au petit jour.

Un meuglement attire son attention. Le bisonneau s’est redressé. Il titube parmi les cadavres sur ses pattes flageolantes. Samson l’a atteint à l’épaule, ratant son cœur. Il ne braque pas son fusil. Ce n’est plus le moment pour ce genre de bruit. Il avance et sort son couteau, une nuée de mouches sur le visage. Le bisonneau s’immobilise. Lui renvoie un regard humain. Samson s’agenouille avant de lui passer un bras autour du cou et de relever son museau. L’odeur âcre lui rappelle son enfance à Liverpool : ses frères et ses sœurs entassés les uns sur les autres, les flammes qui s’éteignaient dans le poêle faute de charbon. Il tranche la gorge de l’animal, imaginant l’enfant que le cuir contribuera à réchauffer. Le bisonneau s’effondre et roule sur le flanc. Un souffle ultime s’échappe de ses naseaux. La lueur dans ses yeux vacille.

Samson se lève. Masters et Burroughs n’ont pas traîné. Seules quatre carcasses subsistent. Il s’en charge et taillade le poil épais, détachant la peau des os. Il jette tout sauf les langues et certains quartiers de viande. Le chariot ne pouvant transporter qu’un poids limité, il doit se contenter des morceaux qui lui rapporteront le plus. La puanteur des entrailles le submerge et il remonte son bandana sur son nez.

En ville, il achètera une chemise et une salopette. Peut-être une paire de bottes. Les siennes sont imbibées de sang, leurs semelles craquelées par le printemps interminable. La plaine a mis du temps à dégeler, la neige fondue à s’évaporer. Difficile de se rappeler l’hiver glacial en cette journée d’août. Ses habits sont raidis par la sueur. S’il parvient à vendre les peaux, la viande et les langues, en plus de s’acheter de nouveaux vêtements, il pourra se rendre dans la salle de bal à Dodge City. Elle sera peut-être là. Celle qui s’appelle Daisy, aux cheveux aussi roux que les siens. La naissance de son cou est la seule source de douceur en ville.

Daisy ne s’est jamais moquée de son oreille. Une masse informe collée à son crâne. Elle avait fondu comme du suif avant de cicatriser. La peau qui l’entoure est luisante, avec une plaque chauve à l’endroit où ses cheveux ne repoussent plus. S’il le souhaite, il peut convoquer son odeur alors qu’elle grésillait sur le poêle. La pression de la main de son père sur sa tête. Si ce dernier avait été saoul, Samson aurait compris, mais le jour se levait et ses yeux étaient rougis par l’insomnie, non par le whiskey. Il avait introduit le reste du charbon dans le poêle et attendu que les parois se réchauffent. Les yeux mi-clos, Samson feignait de dormir, mais son père ne s’était pas laissé berner. Vif comme l’éclair, il l’avait attrapé et il avait appuyé sa tête contre la fonte. Demain, avait-il déclaré, tu iras travailler.

Pendant deux ans, Samson avait besogné sur les quais. Les immenses navires qui glissaient dans la mer réveillaient en lui une soif qu’aucune eau ne pouvait étancher. Il imaginait la terre que les embarcations allaient accoster, celle qui hantait ses rêves : une vaste plaine aride où marchait un homme. Je serai cet homme, avait-il juré.

À l’âge de quinze ans, il vendit trente-cinq livres le seul trésor de son père, une montre à gousset en or prélevée par ce dernier sur le cadavre de son grand-père, à Kerry, et embarqua sur un bateau à vapeur à destination de l’Ouest. À Castle Garden, New York, il renia son patronyme d’une simple omission de son stylo et inscrivit uniquement son prénom au registre. Une manière d’honorer la mémoire de sa mère. Selon elle, Samson était synonyme de pouvoir, d’autant plus qu’il avait les cheveux longs. Néanmoins, il les coupa au bout d’une semaine. Dans ce nouveau monde, pensa-t-il, je serai un nouvel homme.

Grâce à la chasse de la semaine précédente, ils ont accumulé suffisamment de peaux ; à présent, elles sèchent au soleil. Ce soir, ils dîneront de lapin rôti et de haricots. Il écoutera hurler les loups tandis qu’un frisson remontera de ses bras à son cœur ; comme toujours, il s’émerveillera devant les étoiles et dormira bercé par les pets, les cris et les ronflements de ses compagnons. Au matin, il regardera Burroughs et Masters racler leur menton dans la lumière en espérant que son vingt et unième anniversaire lui apportera une barbe. Dès que les nouvelles peaux seront prêtes, ils lèveront le camp et retourneront en ville, laissant derrière eux un cercle noirci par le feu, des herbes aplaties par leurs corps.

D’ici la fin de l’année, il devrait avoir les poches bien garnies. Sitôt que 1874 succédera à 1873, il pourra faire sa demande. Une alliance, un chariot à destination du Texas, une ferme. Avec Daisy, ils élèveront peut-être un fils qui l’aidera à semer la terre fertile de ce pays qu’il a choisi, pour lui-même et les générations à venir. Il n’a jamais rien cultivé avant, cependant il aimerait essayer. Quelle joie de voir la première pousse jaillir de la terre.

Premières lignes #15 : quelques réflexions

Encore un texte qui me donne un score SEO très faible. Et pour cause : aucun connecteur logique, et des phrases collées les unes après les autres avec pas mal de répétitions de pronoms. C’est factuel, instantané avec un présent d’énonciation. Cet incipit instaure ainsi une distance énorme avec ce qui est en train de se dérouler, et pourtant je suis complètement scotchée. Car j’ai l’impression de regarder les premières images d’un film, sans le son. Une multitude de petites scènes les unes à la suite des autres. Cette narration est très brute, sans aucun souci d’arrondi ou de délicatesse. On dirait des pensées jetées sur le papier, sans mise en forme. Les premières phrases ne comportent même pas de verbe; elles dessinent une image fixe. Même le titre est figé dans son indicatif, ce qui est paradoxal compte tenu du verbe de mouvement employé. Peut-être que c’est précisément cela qui m’a complètement captivée dès le début.

Et pourtant, le mouvement est bien présent. En effet, le texte s’éveille petit à petit. Le mouvement provient notamment de la rapidité des phrases qui se succèdent et des les analepses/prolepses fréquentes. Quelques lignes qui brossent un passé, un présent et laissent deviner le futur de ce premier personnage. Il y a de la vie dans cet incipit qui offre également tout une palette de sensations. Des oreilles brûlées, des peaux lacérées, la sueur ici, la courbe d’un cou là. Des odeurs âcres. Un feu qui crépite. L’autrice nous offre un récit avec beaucoup de sensorialité, là encore très brute. On nous raconte un quotidien sans fard, en nous précisant même le menu tout aussi basique qui attend nos personnages. Et puis la première scène est particulièrement rude. Repoussante et difficile, pour certaines personnes. Le roman ne nous fera pas de cadeau et ne fera pas dans la dentelle, mais sans volonté d’être excessif ou trash non plus.

En bref, des premières lignes #15 saisissantes, qui m’ont hypnotisée dès les premiers mots. Les chapitres semblent courts, et alternent plusieurs époques et personnages. Il sera intéressant de voir comment le rythme et les voix diffèrent, et comment tout cela s’assemble, dans une voix unique ou discordante. Je suis curieuse également de savoir où le roman compte aller. Le résumé semble en effet assez factuel et me fait penser qu’il sera lent et assez peu rempli d’actions. J’ignore s’il y a une intrigue à proprement parler. Je vois qu’Erin Swan sait mettre les formes, reste à savoir s’il y a un fond tout aussi captivant. Vous aurez la réponse en fin de semaine prochaine !

Un rendez-vous bloguesque partagé

Ce rendez-vous créé par Aurélia du blog Ma lecturothèque est suivi par pas mal de blogueurs et blogueuses : Lady Butterfly & CoCœur d’encreLadiescolocblogÀ vos crimesJu lit les motsVoyages de KLes paravers de Millina4e de couvertureLes livres de RoseMots et pelotesMiss Biblio Addict !!La magie des livresElo DitLe nocher des livresLight and smell.

N’hésitez pas à me dire si vous participez aussi à ce rendez-vous dominical, je pourrai ainsi actualiser la liste !

En pratique

Erin Swan, Parcourir la terre disparue

Editions Gallmeister, 2023

VO : Walk the vanished earth, 2022

Traduction : Juliane Nivelt

Couverture : Aurélie Bert

 

Avez-vous lu ce roman ? Ces premières lignes #15 vous ont-elles donné envie d’y jeter un œil ? Avez-vous lu d’autres romans des éditions Gallmeister ? Un titre à me recommander en particulier ? Qu’êtes-vous en train de lire de votre côté ce dimanche ? Je vous souhaite une très bonne journée, pour ma part ce sera une petite randonnée en vallée de Chevreuse pour profiter de la douceur ambiante. A bientôt !

6 thoughts on “Premières lignes #15 : Parcourir la terre disparue

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    1. Je l’ai fini hier, et je suis du même avis que toi. J’ai trouvé le dernier tiers complètement farfelu, de ce fait ça manque de cohésion, et ça délite complètement le message. Tu me diras, c’est peut-être fait exprès, une manière métaphorique de montrer que tout prend l’eau, à la fin. Mais cette théorie n’est pas très convaincante non plus.

    1. Je t’en prie 🙂 J’ai adoré la première partie; beaucoup moins la seconde. Mais dans tous les cas il gagne à être lu, il prend des risques, il a des choses à dire et le fait bien pendant une bonne moitié – rien que pour ça il vaut le détour !

      1. Prendre des risques, c’est quitte ou double mais ça a du mérite. Et si au moins la première moitié vaut le détour, autant ne pas se priver – il est ajouté à ma liste d’envies 🙂

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