Premières lignes #12 : Les dix mille portes de January

Voilà un roman qui m’a plusieurs fois été recommandé, surtout après ma lecture d’un autre roman de la même collection (le Rayon imaginaire chez Hachette), La maison aux mille étages de Jan Weiss. J’ai attendu que le bouquin soit réédité en poche pour me le procurer. Je n’ai encore jamais lu Alix E. Harrow, son Temps des sorcières pourrait aussi me plaire, mais ces portes m’attirent davantage. J’aime autant les portes que les seuils que les maisons que les labyrinthes (mais sinon, je suis saine d’esprit). Passons donc la première de ces Dix mille portes de January ensemble, avant que je n’ouvre les autres très bientôt…

Premières lignes #12 : 4e de couverture

Imaginez qu’un jour, au milieu de nulle part, vous trouviez une porte. Et que celle-ci ouvre sur un monde inconnu. Un mode parallèle, d’où viendront votre destin, votre passé et votre futur.

January Ruddy, la découvreuse de portes, est une curiosité en elle-même : orpheline, gardée comme un objet précieux dans un manoir rempli d’autres objets précieux, une vie en lambeaux, pleine de trous. Elle trouve un jour un livre fascinant, tout imprégné du parfum de l’aventure, qui relate l’étrange histoire des dix mille portes secrètes, celles du monde de l’Ecrit.

Une histoire semée d’embûches, mais si étroitement tressée à la sienne. Car January ne le sait pas encore, mais tout ce qui s’écrit devient vrai.

Premières lignes #12 : Incipit

Quand j’avais sept ans, j’ai trouvé une porte. Je devrais peut-être mettre une majuscule à ce mot, comme ça tu comprendras que je ne parle pas de celle de ton jardin ni d’une cloison ordinaire, de celles qui ouvrent invariablement sur une cuisine carrelée ou un placard de chambre.

Quand j’avais sept ans, j’ai trouvé une Porte. Voilà… Vois comme le mot se dresse fièrement sur la page à présent, admire la boucle de ce P, une lucarne sur un océan de blancheur. Quand tu lis ce mot, j’imagine les poils de ta nuque dressés par un picotement familier. Tu ignores tout de moi ; tu ne me vois pas assise à ce bureau de bois clair, tu ne vois pas comment la brise iodée tourne les pages, lectrice à la recherche de son signet. Tu ne vois pas les cicatrices qui dessinent des arabesques sur ma peau. Tu ne connais même pas mon nom (c’est January Ruddy ; maintenant tu sais quelque chose de moi, et ma démonstration est fichue).

Mais le mot Porte te parle. Peut-être que tu en as déjà croisé une, au battant pourri entrebâillé au fond d’une vieille église, ou aux gonds huilés et brillants sur un mur de brique. Si tu fais partie de ces fantaisistes irrésistiblement attirés par les endroits inattendus, peut-être que tu en as franchi une et que tu t’es en effet retrouvé dans un endroit très inattendu.

Ou peut-être que tu n’as jamais aperçu la moindre Porte de ta vie. Il n’y en a plus tant que ça, aujourd’hui.

Mais tu en as entendu parler, n’est-ce pas ? Parce qu’il existe dix mille histoires sur dix mille Portes, et nous les connaissons aussi bien que notre nom. Elles mènent en Faërie, au Walhalla, en Atlantide, en Lémurie, au Paradis et à l’Enfer, dans tous ces lieux où une boussole ne te conduira jamais. Ailleurs. Mon père – qui est un véritable érudit, et pas une demoiselle avec un stylo-plume et tout un tas de choses à raconter – le dit beaucoup mieux que moi : « Si nous considérons les histoires comme des sites archéologiques et époussetons chacune de leurs strates avec un soin méticuleux, nous finissons toujours par tomber sur une porte. Une démarcation entre ici et là, nous et eux, ordinaire et magique. C’est quand les portes s’ouvrent, quand des choses passent d’un monde à l’autre, que les histoires adviennent. »

Lui ne mettait jamais de majuscule aux portes. Le seul plaisir de voir la forme de la lettre sur le papier n’est peut-être pas un motif suffisant aux yeux des érudits.

C’était l’été 1901, mais ces quatre chiffres sur la page ne voulaient pas dire grand-chose pour moi, à l’époque. J’y repense aujourd’hui comme à une année fanfaronne, imbue d’elle-même, reluisante des promesses plaquées or d’un siècle nouveau. Elle avait laissé derrière elle le désordre et le tapage du précédent – toutes ces guerres, ces révolutions, ces incertitudes, ces douloureuses contractions impériales –, et il n’y avait à présent plus que paix et prospérité, où que porte le regard. M. J.P. Morgan était devenu depuis peu l’homme le plus riche de toute l’histoire du monde ; la reine Victoria avait enfin rendu l’âme et légué son vaste empire à son royal fils ; on avait maté les turbulents Boxeurs, en Chine ; et l’aile civilisée de l’Amérique s’étendait sur Cuba. La raison et la rationalité régnaient en maîtres, ne laissant aucune place à la magie ni au mystère.

Et visiblement aucune non plus aux petites filles qui vagabondaient au-delà des limites de la carte et disaient la vérité sur les choses impossibles et folles qu’elles y découvraient.

Je l’ai trouvée à la frontière occidentale du Kentucky, pile à l’endroit où l’État trempe ses orteils loqueteux dans le Mississippi. Ce n’est pas le genre de lieu où l’on s’attendrait à tomber sur quoi que ce soit de mystérieux ou même de vaguement intéressant : paysage plat à la végétation rabougrie peuplé de gens plats et rabougris. Le soleil y est deux fois plus chaud et trois fois plus brillant que partout ailleurs dans le pays, même à la fin du mois d’août, et tout paraît humide et collant, comme le résidu de savon qui vous reste sur la peau quand vous êtes la dernière à utiliser la salle de bains.

Mais les Portes, tels les suspects dans les romans policiers à quatre sous, se rencontrent souvent là où l’on s’y attend le moins.

Premières lignes #12 : quelques réflexions

SEO déteste cet incipit. Trop de longues phrases, des répétitions, et pas assez de mots de transition. Moi, en revanche, je suis sous le charme.

J’aime la manière dont la narratrice brise le 4e mur et fait intervenir le narrataire dans son histoire, en l’interpellant et en lui posant des questions. C’est du déjà vu mais ça me plait quand même. J’aime bien aussi sa dérision sur son propre discours, dévoilant les artifices de la construction d’un personnage. On est cependant dans un récit au « je » qui mélange un « je » racontant et un « je » raconté. Je serai donc attentive à plusieurs points, car selon moi pour que cela fonctionne, il faut qu’on sache pourquoi le « je » d’aujourd’hui raconte son passé et quels sont les liens qu’il entretient avec. Et enfin il faut qu’on puisse apprécier la distance qui le sépare du « je » raconté (flou des souvenirs, recul etc.). Sinon, c’est juste pour faire beau et pour moi, ça sert à rien et surtout ça casse tout.

Je suis également intriguée par ces portes, évidemment. Appréciant les lectures de maisons, j’en ai passé plusieurs, des portes. J’aime la symbolique qui y est rattachée. Voyant également le livre comme une fenêtre par laquelle on s’évade, pour reprendre l’idée de Julien Green, forcément je me retrouve totalement dans ce narrataire qui voyage en ouvrant des portes vers un ailleurs. January a donc déjà toute mon attention. Ces premières lignes me donnent envie de la suivre à la trace pour passer avec elle ces portes.

Enfin, dernier point qui me plait et me laisse espérer quelque chose de très beau : l’importance donnée aux mots et à leur écriture. Pour quelqu’un d’aussi pointilleux (chiant) sur le sujet que moi, forcément ça me parle totalement. Le fait de mettre cette majuscule donne tout de suite à la Porte une puissance mystérieuse, une bouffée d’aventure et de magie. Comme si on atteignait une réalité supérieure. Associant cela aux dernières lignes du résumé, je m’attends à un panégyrique du Livre et de l’Ecrit, du pouvoir des mots. On verra si cette attente sera comblée… !

Un rendez-vous bloguesque partagé

Ce rendez-vous créé par Aurélia du blog Ma lecturothèque est suivi par pas mal de blogueurs et blogueuses : Lady Butterfly & CoCœur d’encreLadiescolocblogÀ vos crimesJu lit les motsVoyages de KLes paravers de Millina4e de couvertureLes livres de RoseMots et pelotesMiss Biblio Addict !!La magie des livresElo Dit.N’hésitez pas à me dire si vous participez aussi à ce rendez-vous dominical, je pourrai ainsi actualiser la liste !

En pratique

Alix E. Harrow, Les dix mille portes de January

Hachette, Le Rayon imaginaire, 2021 / Livre de poche, 2023

VO : The ten thousand doors of January

Traduction : Thibaud Eliroff

Couverture : Studio POLI&CO

J’espère que cette nouvelle saison des Premières lignes vous réjouit, et que ce numéro 12 vous a plu. Avez-vous le ce roman ? Qu’en avez-vous pensé ? A-t-il été à la hauteur de vos attentes ? Si vous ne le connaissez pas, ces premières lignes vous ont-elles donnée envie de le lire ? Et vous, que lisez-vous ce dimanche ? Je vous souhaite de bonnes lectures et un très bon dimanche !

4 thoughts on “Premières lignes #12 : Les dix mille portes de January

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  1. Merci pour cette ouverture sur un roman que j’ai vu passer, plusieurs fois, mais qui ne m’a toujours pas suffisamment attiré pour que je l’ouvre. Grâce à toi, c’est chose faite. Enfin, indirectement. Mais pas certain que cela suffise. Je crois que je vais attendre ton retour.

    1. Quoi, tu n’es pas friand de portes de murs de seuils de labyrinthes de maisons et de cheminements ? 😀
      A l’occasion de ces premières lignes, parce que je n’ai vraiment pas envie de tout retaper, je me suis rendu compte qu’on peut quasiment systématiquement lire les premières pages sur Decitre (c’est là que je récupère les lignes d’ailleurs). Maintenant je pense à faire ça quand j’hésite à prendre ou pas un bouquin. Mais effectivement, parfois ça ne suffit pas pour s’en faire une idée.
      J’espère qu’il me plaira et que je parviendrai à te convaincre de le lire si c’est le cas !

    1. Avec plaisir, c’est à cela que ça sert et je suis ravie que ce soit le cas ici pour toi 🙂 J’espère que tu as passé un très bon week-end, je te souhaite une belle semaine !

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