Philippe Curval – Un souvenir de Loti

Un souvenir de Loti est un petit roman de Philippe Curval. Un auteur que je n’ai jamais lu encore. Il faisait partie des intervenants du podcast sur l’histoire de la SF française que j’ai écouté cet été… Mon billet datait du 2 août, et l’auteur est décédé 3 jours après. Un peu tard pour découvrir enfin l’auteur 🙁 Toujours est-il que j’ai trouvé début septembre ce petit livre à la bibliothèque de ma ville, paru chez La volte en 2018. Je ne sais pas s’il est représentatif de tout ce qu’a écrit l’auteur, mais le résumé me tentait bien.

Présentation de l’éditeur

Quelle planète de verdure, d’ombre, de beauté, que cette Nopal !
Pour fêter leurs cent ans de mariage, Marjorie et Loti ont choisi le centre du monde pour y achever leur existence. Ce lieu de la galaxie qui, paradoxalement, est le dernier pays d’Utopie. Car s’il est le plus fréquenté de l’univers connu par les navires de l’espace, c’est aussi le plus secret de toute la Ligue.

À peine ont-ils débarqué, qu’une dizaine d’êtres étranges, les niges enfouies dans un brouillard de poils bleutés, ramifiés, d’où semble jaillir par instants l’éclat d’un œil, les accueillent. Tout est imprévisible sur Nopal, y compris ce qui ne devrait pas advenir. L’amour libre en particulier.

L’assimilation de la nourriture y est possible au moyen d’odeur ; par des images nutritives que suscitent les Nopalais ; ou en écoutant les sons alimentaires inventés par des artistes en gastronomie. Les habitants passent au moins un quart de leur vie dans les airs pour y découvrir les phrases qu’on lit sur les ailes des oiseaux — le reste du temps est employé au sommeil et au rêve, à la création et au plaisir. Il existe des magasins du désir où l’on peut choisir ce que l’on veut. Mais en échange de cette prise, vous devez donner un mot qui manquera pour toujours dans votre cerveau.

Pour y vivre, l’adaptation aux changements incessants se révèle indispensable. Chacun des Nopalais est un avatar de la globalité. Puisque la planète issue de l’imagination de Mandrake est une projection de l’inconscient collectif des peuples de la galaxie. C’est pour comprendre la complexité de l’utopie que Marjorie et Loti se livreront aux enchantements à double tranchant qui marquent les dernières années d’une vie.

Bienvenue à Nopal

Arrivée à Sinaga

On aborde la ville de Sinaga comme les personnages qui débarquent : de loin d’abord, par de larges plans, puis avec un effet zoom ensuite. Cette entrée en matière est très cinématographique. Beaucoup de récit, de descriptions et de sensations. Une impression de premier contact qui se dégage; par le récit de Loti, nous voyons par ses yeux et vivons les mêmes sensations que lui. Des formes, des textures, des couleurs; c’est assez contemplatif et dépaysant. Ce sera le ton du roman, qui s’appliquera à observer les habitants de Nopal et à les comprendre, pour se fondre dans leur monde.

On n’aura pas plus de background que cela, puisque le point de vue est interne. On peut estimer que ça manque de contexte : on ne sait pas grand chose de Nopal (comment on l’a découverte, quand se situe-t-on dans le temps, comment peut-on arriver dessus etc.). En plus, l’endroit semblant être la dernière société utopique de la galaxie (de l’univers ?), alors elle se cache bien; rien de sort de Nopal. Mais je trouve que c’est suffisant, et cela offre une immersion plus vraisemblable.

Découvrir l’Autre, et se perdre Soi

C’est Loti qui raconte. Au présent; mais un présent de narration très distancé par rapport à ce qui est raconté. Comme si le choix de raconter au présent avait été fait comme pour revivre pleinement et de manière simultanée les événements racontés. Car Loti semble revivre ce qu’il raconte, et le présent nous permet de découvrir en même temps que lui toute la nouveauté de ces lieux dépaysants et très différents. Plusieurs fois le « je » narrant se distingue du « je » narré, avec quelques prolepses qui laissent deviner l’écart entre les deux moments. Mais on ne saura jamais vraiment quand ni pourquoi le narrateur a commencé ce récit.

Un souvenir de Loti, c’est la découverte de l’autre, de son fonctionnement. Accepter et comprendre des mœurs, sa culture, sa façon de voir. Beaucoup de descriptions de corps étrangers, faits de plumes, de peau semblable à l’écorce d’orange, aux visages aplatis… Et aussi des dialogues explicatifs pour permettre à Loti et Marjorie de comprendre leur nouvel environnement. On leur explique les règles sociales, le fonctionnement de Nopal, etc.

Se fondre dans l’autre implique aussi de se délester de son regard, de ses propres habitudes et de ses préjugés d’humain. Loti et Marjorie veulent comprendre et finir leurs jours sur cette planète, alors ils souhaitent l’épouser pleinement. Mais pour cela, il faut un peu oublier qui l’on est, devenir soi-même autre. C’est tout l’enjeu d’un rite en particulier du roman, et aussi ce qui donne au roman son titre. Car Loti va céder quelque chose (et je vous laisse découvrir quoi). C’est un peu un roman de l’éloignement, de la perte de repères : Loti va vers l’altérité d’une part, tout en s’écartant de ses origines d’autre part.

Une écriture des corps

La plume m’a plu d’emblée. Elle est d’une rare beauté sensuelle. Très rapidement, le regard de Loti s’attarde sur les corps. Le sien, celui de son épouse, et celui des Autres. Avec curiosité, sans jugement, avec amour même je dirais. Corps et sexe sont les deux grands personnages de ce récit. L’écriture mime cette sexualité fortement présente à chaque ligne, de manière imagée. Le choix des mots n’est pas anodin. Le parfum qui pénètre les pores de la peau, les androïdes qui pénètrent dans la chambre, un « bourgeon gonflé » pour signifier un dirigeable, les parois de la chambre qui se resserrent… Ce n’est pas une coïncidence, et j’ai trouvé que c’était à la fois très présent mais aussi très subtil. J’ai trouvé cela d’une grande beauté poétique, avec un naturel qui se dégage avec franchise, comme ces corps nus.

Car les personnages ont une sexualité très libre dans ce texte. Cela fait partie des mœurs de Nopal, comme tant d’autres choses que l’on découvre. Une autre façon de vivre, de consommer, d’appréhender son environnement direct et son entourage. Une grande liberté des corps règne sur Nopal, c’est assez déroutant au début; jusqu’à ce que, même pour nous lecteurs humains, le regard s’habitue à la nudité et au libertinage établi. Une grande douceur émerge de ces relations entre les personnages : c’est doux, comme ces corps emplumés. J’ai aimé le regard de Loti.

Une intrigue obscure

Car destructurée…

Malgré tout, une grande réserve sur l’intrigue, que je ne pense pas avoir captée totalement. D’abord, à cause du rythme. Je l’ai dit plus haut, ce petit roman est plutôt contemplatif. Et puis pouf, à un moment il se passe un truc. L’alternance descriptions-petite partie de jambes en l’air-contemplation-réflexion intérieure-action ne m’a pas semblé très fluide ni super bien huilée; les différentes actions du roman arrivent un peu pouf, comme un cheveu sur la soupe. C’est je pense fait exprès, comme pour traduire la différence dans les manières d’agir et de penser des différentes créatures qui peuplent Nopal. Notre logique n’est pas universellement répandue et pratiquée. De ce fait, pas mal d’ellipses ponctuent le récit et isolent les différents événements vécus par les personnages; difficile d’y trouver un lien cause –> conséquence (une logique très humaine…).

Au-delà de cette rupture volontaire (je pense) du rythme, je dois aussi avouer que certains épisodes m’ont paru complètement absurdes. Je me suis demandé plus d’une fois si l’auteur n’avait pas ingéré des champignons hallucinogènes ou consommé du LSD, à l’image de ses personnages qui tentent plusieurs expériences liées aux drogues. Cela rajoute de l’incompréhension à l’ensemble. Une manière assez cohérente de nous perdre, à l’image des personnages dans ce monde inconnu. Je me suis aussi demandé si ce récit n’était pas celui d’un rêve, tant l’onirisme semble présent. Toutes les interprétations à mon sens sont possibles.

… Mais des réflexions intéressantes

Mais je retiendrai plusieurs choses. D’abord, l’amour inconditionnel de Loti et Marjorie, deux personnages très âgés; leur amour est resté pur, et j’ai adoré voir des personnages principaux vieux (et quand je dis vieux, c’est vraiment vieux, ils ont tous deux dépassé le siècle). Je retiendrai aussi toutes les réflexions intéressantes générées par les questionnements de Marjorie et Loti. Notamment sur ce qui définit l’Ego, la liberté et ses limites, comme celles de l’utopie qui entraîne des contreparties questionnables. Mais aussi sur le regard porté sur les androïdes, ou encore le travail aliénant les individus et comment faire société ensemble quand l’individualisme est porté à son paroxysme.

Derrière ce petit texte apparemment anodin et léger, il y a un fond discret mais bien présent qui interroge notre façon d’être, de penser, d’agir, face aux Autres. Une réflexion présente dans bien des bouquins de SF et de premier contact, mais j’ai trouvé ici le propos très intime, et intéressant justement pour cela. J’ai aimé la manière originale d’aborder ces thématiques maintes fois traitées.

En pratique

Philippe Curval, Un souvenir de Loti

La volte, collection Eutopia, 2018

Couverture : Gosia Herba

Autres avis : analyse complète de Julien Amic sur le blog Les carnets dystopiques;

Il me semble avoir lu quelque part, et je ne sais plus où, que la collection Eutopia chez La volte s’ouvrait avec ce roman. Cette collection de novellas propose des sociétés idéales et les met en scène. Un souvenir de Loti propose une sorte de roman de premier contact, une découverte de l’altérité, dans un texte sensuel, corporel, d’une grande poésie. J’ai beaucoup aimé ce… premier contact avec les écrits de l’auteur. Je ne sais pas si ce texte est représentatif de son œuvre, toutefois il m’a beaucoup plu et je lirai sans nul doute d’autres de ses textes. Si cette novella m’a parfois laissée perplexe, j’en retiendrai cependant le côté contemplatif qui m’a séduite et la beauté de cette plume douce, intime et amoureuse.

4 thoughts on “Philippe Curval – Un souvenir de Loti

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  1. Je ne sais pas si je tenterai mais certaines de tes réflexions laissent entrevoir un récit porteur d’une certaine lucidité pas toujours évidente pour tout le monde quand il s’agit de l’Autre.

    1. Entre lucidité et onirisme, c’est assez étrange, je ne saurais pas qualifier vraiment ce récit. C’est vrai qu’entre deux scènes un peu WTF il y a un regard très entier, franc, qui peut sembler naïf parfois; sans jugement. C’est un rapport à l’Autre que j’ai trouvé intéressant pour cela.

  2. curval est un auteur proche du surréalisme dans ses premiers romans , alors c’est peut être ça ton LSD

    1. Ah, oui, cela s’explique en effet ! Je trouvais effectivement qu’il y avait un peu de surréalisme là-dedans; la manière dont certaines phrases et actions s’enchaînent me faisaient penser à une sorte de cadavre exquis parfois.
      J’ai lu ce texte sans rien savoir de l’auteur, de ses écrits, de ses thématiques favorites etc. ; bon, parfois ça aide quand même de mettre son nez un peu dans la bio de l’auteur…

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