Philip K. Dick – Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?

Un drôle de titre pour un roman : Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? On connait davantage son adaptation filmique, Blade Runner, de Ridley Scott (1982) et sa suite Blade Runner 2049, de Denis Villeneuve (2017. Pour ma part, j’ai commencé avec le film de 82, une première fois il y a une dizaine d’années. Ca m’était un peu passé au-dessus de la tête, je n’avais pas saisi grand chose. Et puis je l’ai revu il y a deux ans peut-être, et là j’ai vraiment apprécié l’expérience. Les réflexions, le jeu de certains acteurs, l’ambiance et évidemment la musique de Vangelis. A la manière de mon retour sur Le tour du monde en 80 jours, cette chronique propose un regard croisé sur les deux volets de cette œuvre : le roman de Philip K. Dick et son adaptation cinématographique de 1982. Une lecture pour le Blossom Spring Challenge (Feel the rythm of Korea, cinéma).

Philip K. Dick, années 60. Photo by Arthur Knight. L’auteur est mort d’un AVC quelques jours avant la sortie de Blade Runner.

Synopsis

Sur Terre, quelques temps après l’holocauste nucléaire : les espèces animales ont quasiment disparu et certains humains, dit « spéciaux », se sont mis à muter, voire à régresser.

Rick Deckard est chasseur de prime. Il est chargé de démasquer et d’éliminer des androïdes dont le séjour sur terre est illégal. Mais leur perfection est telle qu’il est quasiment impossible de les différencier des humains. Ils pourraient d’ailleurs être bien plus nombreux que prévu. Au point que Deckard finira par se demander s’il n’est pas lui-même une création artificielle dont les souvenirs auraient été implantés.

Mais alors qu’est-ce qui différencie les humains des androïdes ? Peut-être cette capacité à utiliser la « boite à empathie », qui les plonge dans le corps perpétuellement meurtri de Wilbur Mercer. Mercer qui pourrait bien s’avérer être un usurpateur…

Moutons et empathie

De la SF moins technologique centrée sur l’humain

Ce roman propose une SF sociale et politique, beaucoup moins axée sur les prouesses technologiques. En cela, Philip K. Dick propose une SF très novatrice pour son temps, où elle est davantage un décor. Le cœur de ce qu’il raconte est ailleurs, et Les androïdes… pose deux questions majeures : qu’est ce que l’humain, qu’est ce que la réalité ? Questions qu’on retrouve dans toute l’œuvre de l’auteur.

Les androïdes… n’est pas un livre sur les technologies et les robots (nexus 6 – nommés réplicants dans le film), mais un livre sur l’humain. A travers la traque de Deckard, tout un tas de questions se posent, tant dans l’esprit du personnage que pour le lecteur. Quand devient-on humain ? Qu’est-ce qui fait qu’on est humain ? Des souvenirs ? Des mémoires ? Un passé ? Le croire suffit-il ?

Si j’ai apprécié Blade Runner en tant que complément au roman, force est quand même de constater que cette œuvre est assez unique tant elle s’éloigne du roman. Il ne faudrait pas vraiment parler d’adaptation du roman de Dick. Plutôt dire que le film s’en inspire pour créer une œuvre différente. Car le roman explore des thématiques complètement absentes du film d’une part. Et d’autre part, je trouve qu’elles ont une force dans le roman justement par le fait que l’auteur a un style assez froid et minimaliste. Parce qu’il ne s’attarde pas sur les à-côtés, parce que sa plume est clinique, les questions qu’il pose (et qui sont déjà en elles-mêmes assez vertigineuses) sont encore plus mises en relief. Or, le film écrase selon moi les questions de fond par son esthétisme et son côté spectacle.

Des animaux électriques vs des animaux réels

Première chose qui m’a frappée en commençant Les androïdes … : son titre. Cette question du mouton électrique/pas électrique est comme un fil rouge dans le roman. C’est peut-être la seule chose qui intéresse Deckard, finalement. Dans le roman, les animaux se font rares. Et ce qui est rare, est cher. Alors le fait d’avoir un animal réel devient un symbole de puissance, un moyen de faire sa place dans cette société. Tous ceux qui n’ont pas les moyens s’offrent des animaux électriques – qui font assez bien illusion. Cela peut paraître anecdotique ou rigolo, mais non, car derrière cette question de possession, se cache celle de l’humanité du possesseur. Car il est sous-entendu qu’un possesseur d’un animal réel est un humain, seul être doté de suffisamment d’empathie et d’émotions pour s’occuper d’un animal. Alors, cela taraude Deckard, forcément.

Et ça c’est quelque chose d’assez effacé dans le film. Tout juste subsiste-t-il quelques images en filigrane pour rappeler ce lien entre animal et humanité. C’est notamment le cas de la chouette lors de la rencontre avec Deckard et Rachel, l’évocation de la tortue dans les questions posées à Léon et la licorne en origami qui revient tout au long du film. Malgré tout c’est assez ténu et je n’ai pleinement saisi ces évocations qu’après la lecture du bouquin.

Empathie et émotions

L’empathie : voilà le cœur du roman. Elle distinguerait les humains des androïdes. Et Philip K. Dick brouille les pistes, d’où les questions centrales que j’évoquais en début de chronique. Par exemple, Iran utilise un orgue d’humeurs. Une sorte de pilulier, et à chaque pilule correspond une humeur particulière. Un joujou qui fabrique des émotions sur mesure… Et puis il y a la boîte à empathie, qui permet, dans une sorte de réalité virtuelle, de revivre le chemin de croix du martyr Wilbur Mercer, de manière très physique, fusionnelle. Un pan majeur du roman complètement absent du film. Cette boîte à empathie apparait pour la première fois dans The little black box (1964).

Des sujets qui sont donc au cœur du roman, davantage que la simple chasse aux androïdes dont il est question dans le film. Tous ces éléments interrogent sur ce qui fait notre humanité, et nous font surtout réaliser, au fur et à mesure du roman, que la frontière entre humain et robot est finalement très très poreuse. Et puis surtout, arrivés à la fin, et c’est peut-être ça que voulait atteindre l’auteur, on ne sait fichtrement pas qui est humain, et qui est un robot, et ce qui définit clairement la nature humaine. En cela, je trouve que la scène d’affrontement entre Roy et Dackard dans Blade Runner est parfaite, tant elle parvient à retrouver l’essence du message et des interrogations du livre.

Une SF pas grand spectacle

C’est là aussi une différence majeure entre le roman très froid, factuel, clinique, aux décors minimalistes, et le film grand spectacle qui comble ces trous pour donner à cette histoire (ou en tout cas à l’histoire du film) un imaginaire très palpable. Comme Blade Runner n’a pas la portée des questionnements ni des thématiques abordées dans le roman, le film peut se permettre d’apporter à l’œuvre une force visuelle qui n’existe pas dans le roman.

Dans le traitement des personnages

Cela se voit d’abord dans les personnages. Deckard n’a rien du héros traditionnel. A peine décrit, il fait son job de manière assez expéditive juste pour rafler les 1000 $, trompe sa femme sans remords… sa vie est assez minable, en fait. Ce qui fait qu’il en vient d’ailleurs à se poser des questions sur sa nature, parce qu’il s’en rend bien compte. Mais enfin, rien n’est attachant chez ce bonhomme. Les autres personnages ne sont pas mieux : Isidore le « spécial » m’a paru beaucoup moins attachant que Sébastien avec ses poupées, point de grand méchant à la Tyrell, et les androïdes ne bénéficient pas d’un développement dingue. De toute façon, ils se font dézinguer très rapidement et sans bavure. Quant à Iran, l’épouse de Deckard, elle brille par son côté dépressif. Tout un tas de personnages défichus, pas glorieux du tout, à l’image de cet univers pas du tout réjouissant.

Sur ce point, j’ai trouvé que les films différaient particulièrement du livre et offrait à tous ces personnages une présence, un magnétisme complètement absent du livre. Par exemple, Blade Runner donne une très grande force aux réplicants, les dotant d’une personnalité frappante, et de dialogues magiques (spéciale mention à Rutger Hauer à la fin du film, séquence d’anthologie). Evidemment, le film en devient une chasse à l’homme très personnelle et haletante, ce qui n’est pas du tout l’esprit du bouquin. Malgré tout, je trouve que le film complète assez bien les trous volontairement laissés par Philip K. Dick.

Sur les décors

Là aussi, Blade Runner bouche les trous. Si le film ressemble beaucoup, dans son esthétique, aux films d’espionnage et noirs (Deckard a un petit air de Bogart, je trouve), il accroît l’atmosphère de décadence post-apo (qu’on retrouve ensuite dans Matrix, Batman.. ces films où il fait toujours un temps de merde et où il fait noir sans arrêt) qui n’est pas si palpable dans le roman. Certes, sont évoquées les pluies acides (résultat d’une planète post 3ème guerre mondiale), l’immeuble tout pourri dans lequel vit Isidore (et celui de Sébastien dans le film), mais on n’en sait pas beaucoup plus. L’auteur ne s’attarde pas sur les décors.

Et évidemment, le film apporte une BO absolument sublime qui épouse à la perfection les décors et souligne tout aussi parfaitement les grands moments du film.

En pratique

Philip K. Dick, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?

Edition lue : J’ai lu, 2012; postface d’Etienne Barillier

VO : Do androids dream of electric sheep ? 1968

Traduction : Sébastien Guillot

Autres avis : Je vous recommande l’excellente carte blanche Biblio #6 d’Antoine et Fred (Ind100Podcast) dédiée à Blade Runner, avec comme invité Ariel Kyrou. Pendant 2h, décryptage et analyse de l’œuvre de Dick en lien avec ses adaptations filmiques. Vous trouverez aussi d’autres chroniques chez Yuyine, Marc, Aurélia et Tesra.

Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques est un roman de Philip K. Dick. Une oeuvre singulière, qui m’a d’abord étonnée par son style très froid, clinique. Puis c’est un roman dont l’étendue des questionnements m’a également surprise, tant son adaptation, Blade Runner, diffère sur ce point. J’ai beaucoup apprécié ces deux œuvres, que je trouve uniques (dans le sens où elles sont bien distinctes, pour moi) mais aussi, paradoxalement, assez complémentaires (notamment dans l’atmosphère, le visuel et le magnétisme des personnages). Un roman qui m’aura donc bien bousculée dans mes habitudes, et j’ai apprécié la découverte de cet auteur dont je vais poursuivre la lecture – Le maître du haut-château et Ubik seront mes prochains.

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