Je vous ai présenté les premières lignes de cette novella que j’ai achetée aux Imaginales hier, en voici désormais la chronique. L’apparence du vivant, de Charlotte Bourlard, est mon premier coup de cœur de l’année (mieux vaut tard que jamais). Un texte que j’ai trouvé profondément beau et touchant, horrible et émouvant en même temps, avec une plume qui m’a beaucoup marquée.
4e de couverture
Une jeune photographe fascinée par la mort est engagée pour prendre soin d’un couple de vieillards, les Martin, propriétaires d’un ancien funérarium. Une maison figée dans le temps, dans un quartier fantôme de Liège, soustraite aux regards par une rangée de tilleuls. Captivée par ce décor, la jeune femme s’installe à demeure.
Entre elle et madame Martin naît une complicité tendre, sous la surveillance placide de monsieur Martin. Lors de leurs promenades au bord du canal, on leur donnerait le bon Dieu sans confession. Ce serait bien mal les connaître.
Madame Martin possède une collection d’animaux naturalisés, fruit d’un travail de toute une vie. Elle tient à enseigner son savoir-faire à sa protégée. La jeune femme apprend donc, patiemment, minutieusement, l’art de la taxidermie, sur toutes sortes de cobayes.
Car un jour, elle devra être prête pour accomplir son Grand-Œuvre.
Un roman d’amour
Quand, durant la table ronde portant sur le body horror, la question a été posée à l’autrice sur ses motivations pour écrire de l’horreur et du body horror, celle-ci a répondu qu’elle a surtout écrit une histoire d’amour. L’assemblée a ri, pourtant il faut lire L’apparence du vivant pour le réaliser.
L’apparence du vivant est une touchante histoire d’amour éternel. M. et Mme Martin sont un couple de personnes âgées, et leur but (ou plutôt celui de Mme Martin, M. Martin n’étant plus en capacité de penser quoi que ce soit ^^) est d’être réunis à leur mort. Pas seulement réunis sous terre, mais réunis comme s’ils étaient encore en vie. Mme Martin a donc appris l’art de la taxidermie pour empailler son mari, et enseigne ce même art à la jeune narratrice pour qu’elle puisse faire de même sur son propre corps quand le temps sera venu.
Mme Martin n’attend que cela : rejoindre son époux. En attendant, elle l’habille chaque matin, lui parle, fait comme s’il était encore là. N’est-ce pas là profondément touchant ? L’autrice a fait le parallèle avec les photos de nos proches que nous regardons longtemps après leur disparition. L’empaillage de celles et ceux que nous avons profondément aimé.es permet alors de les garder près de soi. C’est en tout cas le point de vue de Mme Martin.
Et j’avoue que j’ai trouvé cette idée absolument touchante. Mais également très amère et profondément triste, parce que, comme le révèle le titre de la novella, la taxidermie n’est qu’une apparence de vie… Ce M. Martin est un peu flippant d’ailleurs : il n’est qu’une poupée, finalement. J’ai trouvé que cela renforçait la solitude profonde des personnages et celle de Mme Martin, qui n’a plus de vie sociale et qui ne vit qu’en recluse dans sa maison-funérarium.
Du body horror positif ?
Mon corps, mon amour…
Alors évidemment, avant de savoir empailler à la perfection le corps de Mme Martin, il faut bien s’entraîner. Et donc, faire des essais. La narratrice va ainsi se faire la main sur diverses créatures. La narratrice semblant n’avoir aucun cadre, aucune morale ni aucune limite, elle prend ce qu’elle trouve sans le moindre remords, quitte à aider la créature à trépasser. Certains passages choqueront ici peut-être certains et certaines d’entre vous, parce que ce n’est pas soft. La mise à mort ne l’est pas non plus, sans être gore ou crade. Mais elle est faite sans le moindre ressenti, et de manière clinique. Mais cela peut paraître encore plus difficile à lire, sachant qu’il n’y a nul remords, nul regret, nul sentiment chez la narratrice…
Ensuite, la préparation du corps est minutieusement décrite, étape par étape, mais là encore, sans volonté d’être trash ou voyeuriste. Évidemment, on parle de corps à dépecer, à démembrer, à découper… donc ça gicle un peu parfois. Mais l’autrice, qui a été formée chez un taxidermiste, sait de quoi elle parle et raconte tout ceci avec justesse et précision chirurgicale. Ce détachement peut accroître le malaise et rendre les actions décrites encore plus horribles. Mais pour ma part, je n’ai pas ressenti d’horreur ici. Parce que ces actes répondent à quelque chose de profondément beau, je trouve : l’envie de prolonger un semblant de vie le plus longtemps possible.
Métamorphose et mutation du corps
J’ai ainsi trouvé ce traitement du body horror très intéressant. Pendant la conférence, il avait été soulevé que celui-ci était très souvent utilisé de manière négative, pour raconter la douleur, la blessure, des actes de torture infligés à autrui… Or, le body horror peut aussi servir un discours radicalement différent. D’ailleurs, le body horror peut aussi raconter les mutations et métamorphoses du corps, « graphiques ou psychologiquement perturbantes « .
J’ai en tête Truismes, de Marie Darrieussecq, qui raconte l’histoire d’une femme qui se transforme en cochon. Ou encore Molly Southbourne, avec une histoire de zombies. Ici, il raconte la métamorphose d’un corps animé, vivant et rempli de fluides, en un corps sec, figé dans son état, presque une œuvre d’art… On est donc ici dans la caractéristique première du body horror : la transformation du corps. J’ai ainsi beaucoup aimé l’association de ce genre au but recherché par les protagonistes du roman.
La vraie horreur de L’apparence du vivant
L’horreur d’un quotidien infernal…
En revanche, la novella n’est pas exempte d’horreur. Et elle en est remplie, même. Mais pour ma part, elle n’était pas là où je l’attendais et la redoutais. Comme je l’ai dit, l’horreur n’est pas forcément dans l’empaillage. Elle est pourtant présente partout : c’est cette horreur de la vie quotidienne que beaucoup connaissent.
J’ai évoqué rapidement plus haut l’absence de cadre et de morale chez la narratrice. Celle-ci (jamais nommée, c’est une sacrée violence) a connu une enfance de merde : un frère tabasseur, un père qui s’est tiré et une mère droguée qui a fini on ne sait où. La violence des rues abandonnées, la profonde solitude désespérée des laissés pour compte, la violence sociale et sociétale… sont autant d’horreurs quotidiennes qui touchent le personnage principal. Ce genre de choses horribles qui traumatisent des gamins à vie, qui pensent alors que se prendre un pain, se faire violer ou crever d’une overdose sur un banc miteux d’une ville miteuse est normal.
Elle est là, l’horreur dans cette novella : elle est crade, et banalisée. La narratrice la vit au quotidien dans son quartier pourri, elle l’a vécue toute son enfance. Alors à 17 ans, on peut considérer que son comportement est plus que déviant. Sans valeurs, sans morale, elle a des goûts douteux, et ne répond qu’à l’appât du gain, la violence et la vengeance. D’un autre côté, son rapport détaché et clinique au corps paraît presque parfois naïf… Ce personnage génère là encore un sacré malaise, avec des scènes extrêmement difficiles parfois. Parce que cette horreur-là, elle est bien réelle. Et cette absence d’émotions dans la véritable horreur du texte… la rend encore plus dure, car normalisée, intégrée.
… portée par une écriture déstabilisante
Tout ceci est accru par l’écriture, qui accompagne à la perfection le propos. Tantôt poétique et douce, mélancolique même, elle laisse filtrer parfois des vulgarités très brutales, venant détruire la musicalité de la narration. C’est un mélange particulièrement déstabilisant, à l’image de tout le reste. On dirait un diamant brut, qui n’a pas encore été poli, à l’image de l’ensemble du texte qui tabasse là où on ne l’attend pas et qui offre de la poésie touchante là où on ne l’attend pas non plus.
J’ai beaucoup apprécié ce mélange des genres qui fonctionne très bien, et qui donne presque l’impression d’une écriture automatique (à la manière des surréalistes). Les phrases sont courtes, elles se succèdent sans connecteurs logiques la plupart du temps, et sont d’une force percutante assez incroyable… Et cette proximité de tons et de langages donne quelque chose d’instable à première vue, en tout cas rien à quoi on peut se raccrocher. C’est une expérience à part entière que l’autrice nous propose ici.
En tout cas, une chose est sûre : c’est un texte brut qui se découvre ici, entier et authentique, qui sort du cadre habituel et policé que l’on connaît. Je n’aurais pas pensé dire que l’empaillage est rafraîchissant, pourtant c’est ce qui me vient à la fin de cette histoire, qui pourtant offre une noirceur qui colle bien à la peau… Pour ma part, je trouve que ce décalage de l’horreur est excellemment bien exécuté.
En bref
Une superbe découverte : L’apparence du vivant est un texte percutant, à la plume marquante, qui utilise des éléments de body horror avec intelligence et de manière surprenante, pour raconter une très belle histoire d’amour touchante… Mais l’horreur reste bien là, juste là où on s’y attend pas. Et pourtant…
En pratique
Charlotte Bourlard, L’apparence du vivant
Editions Inculte, 2022
Prix Sade 2022
Couverture : Rémi Pépin
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