Bonjour et bon dimanche ! J’espère que vous allez bien, et que vos lectures du moment vous plaisent. J’ai choisi pour ces premières lignes #6 un roman que j’aimerais beaucoup relire. Rebecca est un roman de Daphné du Maurier paru en 1938, adapté en film deux ans plus tard par Hitchcock. Je l’ai lu il y a longtemps… C’est lorsque Steven l’a sélectionné dans son Cold Winter Challenge cette année que j’ai eu envie de retourner à Manderley. J’ai revu le film déjà. Il me reste à tourner de nouveau les pages de ce roman fantastique, dans les deux sens du terme. Alors en attendant, en voici les premières lignes.
4ème de couverture (livre de poche)
« Sur Manderley, superbe demeure de l’ouest de l’Angleterre, aux atours victoriens, planent l’angoisse, le doute : la nouvelle épouse de Maximilien de Winter, frêle et innocente jeune femme, réussira-t-elle à se substituer à l’ancienne madame de Winter, morte noyée quelque temps auparavant ?
Daphné du Maurier plonge chaque page de son roman – popularisé par le film d’Hitchcock, tourné en 1940, avec Laurence Olivier et Joan Fontaine – dans une ambiance insoutenable, filigranée par un suspense admirablement distillé, touche après touche, comme pour mieux conserver à chaque nouvelle scène son rythme haletant, pour ne pas dire sa cadence infernale. Un récit d’une étrange rivalité entre une vivante – la nouvelle madame de Winter – et le fantôme d’une défunte, qui hante Maximilien, exerçant sur lui une psychose, dont un analyste aurait bien du mal à dessiner les contours avec certitude ».
Premières lignes #6 : Rebecca
J’ai rêvé la nuit dernière que je retournais à Manderley. Je me tenais près de la grille qui donnait sur l’allée, mais impossible d’entrer : le portail était fermé par un cadenas et une chaîne. J’appelais le gardien. Personne ne répondait. Regardant mieux entre les barreaux rouillés, je vis que le pavillon était inhabité.
Aucune fumée ne sortait de la cheminée, et les petites fenêtres à carreaux losangés étaient ouvertes, abandonnées. À ce moment-là, comme il arrive dans les rêves, je me trouvais soudain investie de pouvoirs surnaturels et traversais tel un esprit la grille qui me bouchait le passage. L’allée serpentait devant moi avec ses méandres habituels, mais à mesure que je progressais, je m’avisais d’un changement : étroite et mal entretenue, ce n’était plus l’allée que nous avions connue. D’abord déconcertée, je ne comprenais pas, et ce n’est qu’en penchant la tête pour éviter une branche basse que je m’aperçus de ce qui s’était passé. La nature avait repris ses droits et, petit à petit, à sa manière furtive et insidieuse, elle avait gagné sur l’allée en étendant ses longs doigts opiniâtres. Les bois, toujours menaçants, même autrefois, avaient fini par triompher. Les arbres se pressaient, sombres et sans discipline, jusqu’aux bords de l’allée. Serrés les uns contre les autres, les hêtres aux membres blancs et nus mêlaient leurs branches en un étrange enlacement, formant au-dessus de ma tête comme une voûte d’église. Et il y avait d’autres arbres encore, des arbres qui ne m’évoquaient rien, des chênes trapus et des ormes torturés qui frayaient intimement avec leurs devanciers : ils avaient surgi de terre aux côtés de gigantesques buissons et d’énormes végétaux, dont je n’avais pas davantage souvenir.
L’allée n’était plus qu’un ruban, étique survivance du tracé de jadis : le gravier avait disparu, étouffé sous les herbes et la mousse. Les branches basses des arbres gênaient la progression, tout comme leurs racines noueuses, semblables à des griffes de squelette. Çà et là, dans cette jungle, je reconnaissais des buissons qui avaient autrefois constitué des repères : c’étaient des plantes gracieuses cultivées avec soin, des hortensias dont les fleurs bleues étaient jadis célèbres. Nulle main n’avait jugulé leur croissance et ils avaient recouvré leur état naturel, atteignant une taille colossale sans produire aucune fleur, aussi noirs et hideux que les parasites en tout genre qui poussaient alentour.
À l’infini, tantôt vers l’est, tantôt vers l’ouest, sinuait le pauvre petit layon qui avait été notre allée. Parfois je le croyais perdu, mais il ressurgissait, derrière un arbre tombé ou par-delà une tranchée boueuse qu’avaient creusée les pluies d’hiver. Je ne pensais pas le trajet si long. Les kilomètres s’étaient à coup sûr multipliés, de la même façon que les arbres, et ce sentier ne conduisait qu’à un dédale, à un maquis inextricable, et plus du tout à la maison. Je la découvrais subitement ; elle m’avait été masquée par le foisonnement monstrueux d’un immense fourré tentaculaire, et je restais figée, le cœur battant à grands coups, l’étrange piqûre des larmes derrière mes paupières.
C’était Manderley, notre Manderley, secret et silencieux tel qu’il l’avait toujours été, sa pierre grise luisant au clair de lune de mon rêve, ses fenêtres à meneaux reflétant les pelouses vertes et la terrasse. Le temps n’avait pu détruire l’admirable symétrie de l’édifice, non plus que la perfection de son emplacement : un joyau dans le creux d’une main.
La terrasse descendait vers les pelouses, et les pelouses couraient jusqu’à la mer. En me retournant, je distinguais la nappe d’argent, placide sous la lune, tel un lac que ne troublait jamais ni le vent ni la tempête. Aucune vague ne devait jamais rider cette onde de rêve, ni aucun cumulus, poussé par le vent d’ouest, obscurcir la clarté de ce ciel pâle. Je me tournais à nouveau vers la maison, et même si la bâtisse se dressait inviolée, intacte, comme si nous étions partis la veille, je remarquais que le jardin, à l’instar des bois, avait obéi à la loi de la jungle. Tordus, entremêlés de fougères et atteignant plusieurs mètres de haut, les rhododendrons s’étaient mésalliés avec une foule de broussailles anonymes, pauvres arbustes dégénérés qui en colonisaient les racines comme conscients de leur origine douteuse. Un lilas avait convolé avec un hêtre pourpre et, afin d’unir ce couple plus intimement encore, le lierre malveillant, éternel ennemi de la grâce, avait jeté ses vrilles autour de lui pour le tenir prisonnier. Le lierre occupait une place prépondérante dans ce jardin délaissé ; ses longues lianes, rampant sur les pelouses, ne tarderaient pas à recouvrir la maison elle-même. Prospérait également une autre plante, une sorte d’hybride venue des bois dont les graines avaient jadis été dispersées sous les arbres puis oubliées, mais qui aujourd’hui, avançant à l’unisson avec le lierre, imposait sa silhouette disgracieuse de rhubarbe géante jusque sur l’herbe tendre où jaillissaient les jonquilles semées par le vent.
Avant-garde de l’armée, les orties étaient partout. Elles étouffaient la terrasse, elles empiétaient sur les sentiers, elles s’appuyaient même, vulgaires et dégingandées, contre les fenêtres de la maison. Elles faisaient de médiocres sentinelles, car en bien des endroits leurs rangs avaient été rompus par la fausse rhubarbe, et elles gisaient, têtes fripées et tiges apathiques, offrant un accès aux lapins. Je quittais l’allée et rejoignais la terrasse, car dans mon rêve les orties n’étaient pas une barrière pour moi. Je marchais, enchantée, sans rien pour me faire obstacle.
Le clair de lune peut jouer de drôles de tours à l’imagination, même dans les rêves. Alors que je me tenais devant la maison, muette et immobile, j’aurais juré que la bâtisse n’était pas une coquille vide mais qu’elle vivait et respirait comme par le passé.
Les fenêtres étaient éclairées, les rideaux flottaient doucement dans l’air nocturne, et là, dans la bibliothèque, la porte était entrouverte comme nous l’avions laissée et mon mouchoir traînait sur la table, non loin du vase rempli de roses d’automne.
La pièce témoignait assurément de notre présence. La petite pile de livres à rendre à la bibliothèque, l’exemplaire du Times à jeter. Les cendriers, qui accueillaient un mégot ; les coussins des fauteuils, qui portaient l’empreinte de nos têtes ; les tisons de notre feu de bois, qui couvaient encore au matin. Et puis Jasper, ce cher Jasper, avec ses yeux tendres et sa grande mâchoire pendante, couché par terre de tout son long, qui frétillait de la queue dès qu’il entendait le pas de son maître.
Un nuage, invisible jusqu’alors, passa devant la lune et s’y attarda un instant, comme une main sombre devant un visage. L’illusion prit fin, et les lumières aux fenêtres s’éteignirent. J’avais sous les yeux un bâtiment désolé, à nouveau privé d’âme, vide de tout fantôme, et où ne subsistait nul écho du passé.
La maison était un sépulcre : nos peurs et nos souffrances étaient enfouies parmi les ruines. Il n’y aurait pas de résurrection. Lorsque je penserais à Manderley durant mes heures de veille, je n’éprouverais aucune amertume. Je reverrais le domaine tel qu’il aurait pu être, si j’avais pu y vivre affranchie de la crainte. Je me rappellerais la roseraie en été, et les oiseaux qui chantaient au point du jour. Le thé sous le marronnier, et le murmure de la mer parvenant jusqu’à nous depuis le bas des pelouses.
Je penserais au lilas en pleine floraison, et à la Vallée heureuse. Ces choses-là étaient éternelles, elles ne pouvaient s’évanouir. Pareils souvenirs ne sauraient faire de mal. Ces différentes résolutions, je les pris dans mon rêve, alors que le nuage masquait la lune, car, comme souvent les gens qui dorment, je savais que je rêvais. En réalité, je me trouvais à des centaines de kilomètres de Manderley sur une terre étrangère et, d’ici quelques secondes, je me réveillerais dans cette petite chambre d’hôtel dépouillée, rassurante par sa neutralité même. Je soupirerais plusieurs fois, m’étirerais et me retournerais, et puis, ouvrant les yeux, je serais prise au dépourvu par ce soleil étincelant, ce ciel éclatant et limpide, si différents du doux clair de lune de mon rêve. La journée s’étendrait devant nous, longue, sans doute, et peu mouvementée, mais empreinte d’un calme singulier, d’une précieuse sérénité que nous n’avions pas connue jusque-là. Nous ne parlerions pas de Manderley, je ne raconterais pas mon rêve. Car Manderley n’était plus à nous. Manderley n’était plus.
Quelques réflexions sur cet incipit
« J’ai rêvé la nuit dernière que je retournais à Manderley ». Voilà une phrase qui nous met dans le bain tout de suite. Elle nous apprend trois choses. D’abord, le récit au « je » indique que la narratrice va raconter des événements qu’elle a vécus; l’émotion sera présente. Ensuite, la notion de rêve, qui revient d’ailleurs plusieurs fois ensuite, avec sa cousine l’imagination. Promesse de frontière poreuse entre réalité et un autre chose, de fantastique peut-être. Et l’emploi du passé nous indique que la narratrice raconte après les faits qu’elle rapportera certainement. Donc cet incipit nous place a posteriori du roman.
J’aime particulièrement la manière dont le manoir s’annonce. C’est une véritable mise en scène. On ne le voit pas tout de suite, car il est caché. Enfoui sous une nature luxuriante, sauvage, qui a repris ses droits. Plusieurs paragraphes décrivent la jungle qui se donne à voir. Cette jungle est quasiment personnifiée. Les arbres ont des membres, buissons, plantes surgissent, se dressent, s’entremêlent, dessinent des entrelacs, forment des voûtes. La nature ici vit, pleinement. Elle étouffe, presque. Par mimétisme, les phrases sont longues, tortueuses comme des lianes, composées de plusieurs propositions. (Mon SEO d’ailleurs n’est pas content ^^). Quand Manderley se fait voir : c’est une irruption brutale, sans circonvolutions. « C’était Manderley, notre Manderley ». Mais le manoir se fond dans son environnement, comme par symbiose.
Le fantastique ici est déjà là. On est dans un rêve, mais déjà on parle d’illusions. De souvenirs erronés, de choses qui ne sont plus à leur place, d’impressions faussées. On évoque même des fantômes. Comme en écho à Rebecca, qui va hanter les pages du roman. Et la fin de l’extrait est étrange, car la narratrice parle directement depuis son rêve. Pour nous dire en plus qu’elle ne le raconterait pas une fois réveillée. Une sorte de prétérition à grande échelle, qui nous fait déjà perdre nos repères dans cette ambiance presque irréelle.
Ce n’est que lorsque le charme se rompt que Manderley disparait, et l’incipit se termine là-dessus. Finalement, cet incipit résume à grands traits toute l’œuvre. Il nous donne plein d’indices sur ce qu’on va lire, tant dans le fond que dans la forme. Une sorte d’incipit programmatique.
Un rendez-vous bloguesque partagé
Ce rendez-vous est suivi par pas mal de blogueurs et blogueuses :
Lady Butterfly & Co, Cœur d’encre, Ladiescolocblog, À vos crimes, Ju lit les mots, Voyages de K, Les paravers de Millina, 4e de couverture, Les livres de Rose, Ma lecturothèque, Mots et pelotes, Miss Biblio Addict !!, La magie des livres, Elo Dit.
N’hésitez pas à me dire si vous participez aussi à ce rendez-vous dominical, je pourrai actualiser la liste !
En pratique
Daphné du Maurier, Rebecca
Edition possédée : Livre de poche, 2016
Traduction :Anouk Neuhoff
Couverture : Trevor Payne / Trevillion Images
Voilà pour ces premières lignes #6 ! Avez-vous aimé ces premières lignes ? Déjà lu ce roman, ou un autre de l’autrice que vous pourriez me recommander ? Est-ce que cet incipit vous a donné envie de lire Rebecca ? Je vous souhaite un bon dimanche, et de très bonnes lectures, quelles qu’elles soient ! A dimanche prochain pour un autre incipit de roman 🙂
Bon, je me répète sans doute, mais j’aime beaucoup ce rendez-vous et j’apprécie ce que tu en as fait : ta lecture de ces premières lignes est très enrichissante. J’adore voir comment à partir de quelques lignes on peut imaginer la suite ou confirmer ce que l’on sait déjà.
Par contre, avec cette œuvre, on n’est clairement pas dans ma zone de lecture. Donc, peu de chance que j’aille y faire un tour. Mais, sait-on jamais… un jour peut-être.
Ah merci, je suis très contente que ce rendez-vous te plaise ! J’ai le même ressenti que toi, je n’avais jamais pris le temps de me pencher sur les débuts de romans, et c’est vrai qu’en les lisant avec plus d’attention et avec ce petit recul, ça permet de voir pas mal de choses qu’on ne capte pas consciemment à la lecture. Je trouve ça assez amusant, et fascinant aussi.
J’ avais apprécié le film mais je n’ai pas encore lu le roman qui me tente pourtant beaucoup.
On est dans la même situation ! Je ne désespère pas de lire le bouquin prochainement (mais je dis ça pour beaucoup de titres, c’est désespérant !)
Je confirme… Je vote pour une vie où l’on pourrait lire tout ce que l’on souhaite 🙂
Je ne connais ni le livre, ni le film, seulement de nom du moins. Je suis surprise de voir avec quelle fluidité les mots s’enchainent. J’ai toujours une petite appréhension concernant les œuvres de cette époque (et même avant), un peu peur que le texte soit lourd, trop formel, ou le vocabulaire trop « daté ». Je ne suis pas une grande habituée des classiques de la littérature, mais ici je trouve l’ensemble très poétique rien qu’avec cet extrait. Je te remercie pour ses premières lignes ! 😊
Avec plaisir 🙂 Oui c’est en effet ce qu’on peut redouter avec les textes plus classiques, une sorte de phrasé qu’on pourrait trouvé un peu ampoulé ou artificiel aujourd’hui. Mais en effet ici, c’est très vif tout en étant joliment travaillé, et j’aime beaucoup le rendu qui est créé dans ces quelques lignes, c’est assez saisissant !
Je ne peux qu’être d’accord avec toi, ces lignes sont saisissantes et l’écriture très appréciable. 😊 (Désolée si tu reçois ce commentaire en double, j’ai eu un petit bug informatique)
J’avais beaucoup aimé le film (moins le remake récent…), et le roman dort dans ma PAL depuis quelque temps. Ces premières lignes sont accrocheuses !
Je savais même pas qu’il y avait eu un remake ! Ah toi aussi ce bouquin fait dodo dans les étagères… On le sort avant la fin d’année ? ^^
J’ai découvert le roman l’an passé et cet incipit, cette première phrase d’apparence anodine en dit tellement, en effet ! Elle est d’une grande force.