Jeremy Robert Johnson – Apprendre à se noyer

Merci à Babelio et aux éditions Le cherche Midi, qui m’ont permis de remporter cet ouvrage lors de la masse critique rentrée littéraire de septembre ! C’est sur le conseil de Yuyine, après sa chronique qui m’a donné envie de découvrir ce roman, que j’ai candidaté pour le recevoir. Je l’en remercie ici aussi ! Apprendre à se noyer est une expérience de lecture à part entière, expérience que j’ai appréciée.

Synopsis

Qu’avait vu le garçon ? Son père, tendant la main. La gorge sans fin de la bête. Quoi d’autre ? Peut-être était-ce allé si vite qu’il n’avait rien vu. Rien compris. De grâce.

Quelque part dans la jungle somptueuse et inquiétante d’un pays d’Amérique du Sud, un père emmène son fils pêcher, l’autorisant pour la première fois à s’aventurer au milieu d’un fleuve dont les eaux se révèlent aussi dangereuses que généreuses. Ce rite d’initiation va bientôt tourner au cauchemar lorsque le jeune garçon disparaît subitement. À la recherche de son enfant, l’homme débarque sur un rivage hostile, peuplé de tribus, de chamans et de sorcières.

Un personnage qui coule…

Apprendre à se noyer aborde la perte d’un enfant : comment vivre, après une telle perte ? Apprendre à se noyer nous embarque aux côtés du père, perdu, déboussolé, fou de chagrin, tantôt dans le déni, tantôt en colère. Il arpente la route du deuil. Le roman démontre la facilité qu’il y a de glisser vers une sorte de folie face aux événements qui nous frappent. Peu à peu, le lecteur sent que le Père perd pied, et qu’il entre dans quelque chose où il n’y aura pas de retour en arrière, quelque chose de dangereux.

La seconde moitié du texte nous amène, toujours aux côtés du père, dans un univers tribal, chamanique. On perd pied là aussi, cette fois avec la réalité que l’on connaît. Rites, sortilèges, sorcière… nous voici plongés dans un univers horrifique et onirique, le tout amené par des personnages perçus comme effrayants ou ennemis. Ajoutons à cela un lieu lui aussi hostile (une jungle étouffante, et surtout, le fleuve, où vit encore le monstre qui a enlevé Le garçon), une absence de repères entre réalité et rêve et une espèce de folie intérieure : la réalité n’a plus de prise sur le père.

… Poussé par l’écriture

Ce qui m’a surtout marqué, ce n’est pas tant le récit en lui-même que le texte. Il accompagne à merveille cette noyade métaphorique.

Tout d’abord, les personnages sont fugaces. Comme des ombres, sans noms. « Lhomme », « le garçon ». Le lien entre les deux personnages n’est que très rarement mentionné. Ces personnages peuvent être finalement n’importe qui… : vous, moi, le collègue, une sœur, un ami, le voisin. Tout le monde peut connaître ça. En cela, on dirait un conte, universel, d’autant qu’on n’a pas vraiment idée d’où l’on se trouve, ni quand.

L’alternance point de vue externe/point de vue interne (celui de l’homme) permet d’entrer profondément dans l’esprit du père, qui continue à parler de son fils comme « le garçon ». Jamais de possessif à la première personne. Cela fonctionne quasiment comme une litote : derrière ce qualificatif qui semble froid et insensible, il y a tellement de choses chaleureuses, vivantes et belles. Dire le moins, pour montrer le plus : le lien avec ceux qu’on aime n’est pas toujours oral, et ce texte le prouve merveilleusement bien. Le cœur prend le pas sur les mots, qui ne parviennent plus à dire.

Ce récit n’est par ailleurs absolument pas linéaire. Des analepses, des prolepses, des flashs de ce qui pourrait être et de ce qui aurait pu être… c’est confus, mélangé, et cela reflète parfaitement ce qui se passe dans la tête du père.

D’autre part, la mise en page est époustouflante. Où le blanc a autant de poids (voire plus ?) que le texte. Comment dire l’indicible ? Ce « non » répété inlassablement sur plusieurs pages, seul, en plein milieu… est magistral. Un mot, pour transmettre tellement de choses bloquées.

Certains passages miment enfin une plongée en apnée ; des phrases de trois kilomètres de long, sans virgules, sans pause, sans respiration.

En cela, il faut saluer ici la traduction d’excellente qualité, signée Jean-Yves Cotté. On dirait vraiment un texte nativement français, tant cela semble naturel. On est vraiment pleinement dans les pensées de l’homme, sans barrière de langue, sans filtre.

Une distance bienheureuse ?

Alors évidemment, l’écriture n’est rien sans le fond. Ici, c’est un tout qui fonctionne très bien et de manière percutante (le texte est court). Mais le récit en lui-même ne m’a pas vraiment touchée. Cette distanciation, peut-être, ne pas avoir pu me raccrocher aux personnages, a sûrement fait que je voyais là davantage une fable qu’un récit profondément humain.

D’autre part, je l’ai lu assez vite (encore une fois, c’est court et très aéré), je n’ai pas vraiment eu le temps de m’immerger pleinement. Je vois bien l’aspect percutant, mais il ne m’atteint pas.

Finalement, j’ai lu ce texte avec une très grande distance. Ce qui ne m’a pas empêchée de voir ni d’apprécier sa beauté. Mais je n’ai pas ressenti. Ou peut-être ne me suis-je pas autorisée à ressentir, pour me protéger, en quelque sorte. Peut-être.

En pratique

Jeremy Robert Johnson, Apprendre à se noyer

Titre original : In the River, 2017

Edition française : Le cherche Midi, août 2021

Traduction : Jean-Yves Cotté

Autres chroniques : celle de Yuyine, donc, et puis je vous recommande aussi celle de Lightandsmell. Vous trouverez là des lectrices qui ont plus d’humanité que moi et qui ont été marquées par leur lecture. Leurs chroniques sont écrites avec le cœur ?

 

Apprendre à se noyer de Jeremy Robert Johnson est un livre à découvrir, tant il offre une expérience originale. Il fait apparaître quelque chose de très beau, de très humain, derrière l’apparente horreur qui se déroule. Beaucoup sauront être touchés par ce texte singulier, sans nul doute. J’ai pour ma part beaucoup apprécié le travail formel de cette œuvre, qui met très bien en valeur le récit.

5 commentaires sur “Jeremy Robert Johnson – Apprendre à se noyer

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  1. Le « Non » est très percutant. Tout est si marquant dans la plume, le choix des mots, la narration, la mise en page. Que l’émotion ne t’aies pas submergée n’est pas grave, tu as aussi appris à te noyer. La vague est tout de même passée.

    1. Oui, tu as raison, j’ai appris, et effectivement, la vague est passée. Et comme tu dis, ce n’est pas très grave que l’émotion ne m’ait pas submergée, car cela ne m’a pas empêchée de trouver ce texte remarquable.
      Merci encore pour la découverte 🙂

  2. Merci pour le lien 🙂
    Tu évoques des points que j’ai complètement oubliés de mentionner alors qu’ils m’ont percutée de plein fouet comme ce Non, puissant, et pourtant vain devant le cours des événements… J’ai aussi été marquée par ces phrases à rallonge qui nous permettent d’entrer directement dans un esprit brisé par le drame, un esprit qui semble toujours avancer pour éviter de sauter.
    Bien que tu n’aies pas été touchée, je trouve que tu rends quand même hommage à ce texte onirique. Je retiens en outre ton expression « noyade métaphorique » qui résume à la perfection ce texte !

    1. Ah ce « non », incroyable ! Ca m’a marquée, et ça va me rester. trois petites lettres pour un impact si fort ! Merci pour ton appréciation, j’ai eu un peu de mal à l’écrire cette chronique, alors je suis contente d’avoir pu passer malgré mon ressenti un peu sec tout le positif de ce texte.

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