Encore une belle découverte grâce aux Moutons Electriques (2018). Premier volume d’une trilogie, dans un univers uchronique dans une Angleterre (et Europe) des années 30. Personnages hauts en couleur, un ton parodique tout du long des récits, des références partout… Une explosion de folie très drôle.
Un petit résumé…
Cette fois un premier tome d’une trilogie de Nicolas Texier, qui emmène son personnage principal, Julius Khool, vétéran maure ayant servi dans les légions de la République romaine de Weimar, dans une mission spéciale à Venise. Il s’agit de rapatrier en Angleterre un dénommé Valère, jeune chercheur qui travaille sur l’atome. Ce récit se place dans un univers uchronique, dans une Europe des années 30 où l’ennemi, c’est l’Empire Romain. Il faut donc éviter que les recherches sur l’atome de Valère ne soient récupérées par le camp ennemi ! Julius est accompagné de son jeune maître Carroll, (peu assidu) étudiant enchanteur.
Le must du texte : Julius Khool
Dès le début, on pressent que ça va être particulier et rigolo. Le héros, ou plutôt l’anti-héros, est le narrateur du récit. Julius n’est ni jeune, ni fringant, ni mesuré. Julius est âgé, vétéran de l’armée, très sûr de ses expériences passées et de sa sagesse d’ancien ; certain, comme Arrias, qu’il a tout lu et tout vu et qu’il est tout aussi universel. Bref, ce personnage qu’on devine truculent, avec son style très ampoulé, fait déjà sourire quand il évoque son souhait de retraite peinarde au service du mage, après en avoir bien « soupé du gin, des currys et des climats extrêmes ».
Le premier atout de ce premier tome c’est donc Julius. Haut en couleurs, ce personnage ne manque pas de style. Il apprécie autant rapporter ses innombrables expériences passées que raconter, ce dont il fait tout un art. Il se fait personnage et transpose sa vie en une vaste chronique, et ce de manière théâtrale : tel un acteur sur scène, il interpelle le narrataire, tout au long du récit, et dialogue avec lui. Les péripéties qu’il raconte et qu’il vit sont entremêlées à celles qu’il a vécues jadis : son récit est parsemé de tableaux et de scènes, véritables décors parfois très couleur locale, et pleins de réminiscences.
Julius adore donc raconter. Et il a l’art de le faire, c’est certain. Ses portraits valent le détour. Il dresse le sien lors de sa rencontre avec le jeune maître Carroll (assez rigolo que le narrateur dresse son propre portrait à l’arrivée dans le récit d’un nouveau personnage; mais cet espèce de portrait inversé en révèle autant, en creux, sur Carroll). Julius se présente comme l’anti-héros même : vieux, crasseux, qui sent l’alcool, la botte et le poisson, mal peigné… Face au style très emprunté du narrateur, ce portrait peu flatteur dénote : ce balancement constant entre emphase, exagération et anti-héros structure tout le long du récit.
Les fonctions du narrateur
Par ailleurs, ce narrateur est actif et concentre toutes les fonctions du narrateur :
- il conte et raconte, par le biais de récits, de descriptions, de portraits et de scènes, qu’il organise selon des temporalités différentes (sommaires, ellipses, fausses ellipses aussi, du style « je ne vous dirai pas ce qui s’est passé » mais en gros il le fait quand même et sur plusieurs pages) ;
- il interpelle le narrataire, intégrant des commentaires métanarratifs pour signaler l’organisation de son récit ;
- il exprime son rapport avec l’histoire rapportée, et n’hésite pas à dévoiler ses émotions, attestations de véridicité et évaluations postérieures ;
- il explique le contexte, par souci didactique, de son point de vue d’homme sage qui a tout vu, et ses portraits et descriptions ne sont pas dénués d’opinion ni de critique, avec un sens de l’humour très décalé.
Bref, on a là un narrateur qui sait manier l’art de dire, de raconter, de mettre en scène et d’écrire, et on jongle sans cesse sur les différents tableaux de l’épopée, du roman et du théâtre.
Des personnages secondaires qui dénotent
A côté de Julius, d’autres personnages sont particulièrement savoureux (Carroll, dont on a l’impression qu’il est toujours à côté de la plaque, et il forme un duo très contrasté avec son domestique ; on se demande d’ailleurs qui est le domestique de qui dans cette histoire). Deeliah est à croquer, Dana Reez la nouvelle Guenièvre également, avec son Lancelot Carroll pas aussi dégourdi que le vrai ; Zischer, le type même du gros bras épais et stupide dont le parler et les manières sont en radicale opposition avec Julius… Il y a là toute une tripotée de personnages secondaires, qui passent, vont et viennent, puis reviennent sous d’autres traits (les figures de Métamorphoses chères à Ovide) qu’on aime rencontrer.
Une parodie des codes littéraires
Parodie du roman du 17ème siècle
Le récit se constitue en une multitude de scènes, entremêlées : celles que Julius a vécues avec son maître Carroll, et celles qu’il a vécues jadis, à l’armée, partout dans le monde, qu’il a parcouru, évidemment.
On est clairement dans la parodie des romans des 17ème et 18ème siècles. Il se passe tellement de choses que résumer toutes les péripéties racontées relève de la gageure (le titre Monts et Merveilles évoque bien cet aspect). On est là en plein dans cette tradition populaire et comique de l’époque (Le page disgracié, le roman comique, le roman bourgeois…) : un héros, jeune (et on voit là le contre-pied qui est pris), va vivre toutes sortes d’expériences toutes plus incroyables que les autres (avec un usage de superlatifs et d’hyperboles qu’on retrouve là aussi) et se transformer, apprendre, pour s’accomplir (assez rigolo du coup qu’un vieux briscard qui semble blasé par sa vie dissolue se retrouve dans cette position, sans compter qu’il a selon lui déjà tout appris).
Cette dimension est d’autant plus évidente que les intertitres descriptifs (« où l’on retrouve… ») est typique de cette tradition du registre ironique, populaire et comique des romans de Lesage, Rabelais, Cervantès… J’ai beaucoup aimé cette transposition contemporaine de cette construction, prise à rebours, et j’ai trouvé ça vraiment très amusant.
Parodie de romans d’espionnage, policier et épouvante
J’ai retrouvé cette dimension parodique dans pas mal de clins d’oeil, vraiment savoureux.
- Parodie des romans d’épouvante d’abord (scène avec Jack l’Eventreur, scènes de crime particulièrement morbides).
- Parodie des romans d’espionnage (le coup du SOS franchement ! les capacités exceptionnelles de ces agents ressemblent plutôt à ceux d’OSS) ; Deeliah Sternwood m’a fait penser à Carmen Sternwood dans le Grand Sommeil et leur nature et leur entrée en scène sont d’ailleurs vraiment comparables).
- Parodie des romans policiers (épisode de Julius qui échafaude toute une théorie à propos d’une boîte de gâteaux vides, créant un suspense insoutenable en fin de chapitre, et se faisant ensuite moquer par Bremer l’appelant Sherlock).
Parodie des « romans » médiévaux
Et enfin parodie des récits médiévaux (l’épisode du monstre terrifiant qui attaque Julius dans la forêt est absolument génial : Julius est aux portes de la mort mais il raconte où il a acheté ses chaussures qui sont en train de s’engluer dans la vase). Et enfin parodie des « scènes de première vue », habituée de la tradition romanesque (le portrait de Dana Reez, dont on connaît désormais toute l’anatomie de l’oeil et de la chevelure dont la blondeur et la beauté rivalisent avec celles de Guenièvre et d’Yseut, par ailleurs, avec grand secours d‘hyperboles).
Toutes ces strates de codes traditionnels et détournés m’ont vraiment bien amusée. J’ai trouvé ça complètement fou, et donc très rigolo.
Des références légendaires et mythologiques nombreuses
Le récit mélange dans un même réservoir fantasy, mythes et légendes. le roman est truffé de petits (et grands) détails révélant la présence d’un univers de fantasy. Dans l’onomastique d’abord (maître Carroll, le bateau Excalibur, Perceval) et des petites apparitions par-ci par-là (Un petit lutin, un grimoire, des goules, des druides et des mages, la forêt digne de Brocéliande…).
Les références à la mythologie et aux écrits antiques grécoromains sont nombreuses (les Sabines, Ariane et le Minotaure, les écrits de Virgile et Homère, l’épisode des sirènes réécrit, la référence aux Curiaces avec le pendant Horace Sinclair…). On trouve également beaucoup de références aux mythologies irlandaises et nordiques (maître Carroll est irlandais), à la fois par les personnages comme Dana, les Tuatha de Danann, des leprechauns) et les lieux (Asgadhr, Mag Mor…). Enfin on a en fin de récit des références à l’hindouisme (Ganesh…).
Enfin, le livre est parsemé de multitudes de références littéraires empruntées à Keats, Shakespeare … par le biais de citations directement incluses dans le récit, mais aussi tout un lot de références implicites qui sont intégrées dans un récit de manière plus discrète (un petit clin d’œil au Cid de Corneille, Conan Doyle, Raymond Chandler, Lewis Carroll…).
J’ai trouvé ça assez beau de convoquer dans un ouvrage plusieurs influences, mythologies, légendes et mythes littéraires… comme pour dire que finalement, quelques soient les différences de noms, de lieux… tous ces matériaux se ressemblent et unissent tous les hommes, où qu’ils se trouvent et constituent une espèce de mémoire universelle de l’imaginaire humain.
En bref…
Si la multitude de récits enchâssés et entremêlés peuvent parfois éprouver le lecteur et rallonger le récit, pour ma part j’ai adoré me perdre dans ce labyrinthe, quitte à ne pas tout retenir et tout comprendre de ces péripéties incroyables, effroyables et terribles !, et me laisser porter par cette narration pleine d’humour, de clins d’œil et de tableaux comiques successifs complètement dingues. Pour moi, c’est volontairement fait exprès, et complètement cohérent avec le projet. J’ai donc adhéré pleinement.
Rafraîchissant, novateur, différent, atypique, j’ai vraiment beaucoup aimé ce livre, ça tombe bien, le second et le troisième tome de cette trilogie sont déjà dans ma liseuse ?
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