Je vous avais récemment présenté les premières lignes du nouveau roman d’Anne-Claire Doly, Ceux de la montagne évanouie. Le roman, publié chez Mnémos au label Mu, est sorti mercredi dernier en librairie. Je n’aurai pas fait longtemps attendre cette lecture après les Imaginales. Et si le mois de mai s’est révélé un peu bof bof sur le plan des lectures, j’ai commencé juin très très fort avec ce roman que j’ai adoré et qui m’a beaucoup marquée.
4e de couverture
Après la tempête qui a ravagé la vallée, Cesterín est coupé du monde. Depuis la plaine, la montagne a disparu, évanouie derrière la brume. De l’autre côté du rideau compact, un autre monde, un autre temps, peut-être. Pour les habitants et les réfugiés de passage, privés de secours, c’est l’heure du choix : faut-il partir pour échapper à la montagne et à la brume qui les a coupés du monde ou rester auprès de celles et ceux qui ne quitteront pas les hauteurs malgré le péril ?
Un décor sublime
Des attentes énormes…
Vous ne le savez peut-être pas, mais la montagne, c’est l’endroit où je me reconnecte avec ce que je considère essentiel. J’adore m’éloigner peu à peu de la civilisation, loin de la 4G, des réseaux, de l’agitation, du bruit des sociétés humaines. Et je passe toujours beaucoup de temps à prendre des photos de plantes, et à admirer le défilé du temps. Voir les versants se révéler ou passer dans l’ombre, gonfler les nuages sur les hauteurs. J’ai toujours eu envie de tout plaquer et d’élever des moutons à la montagne, de vivre dans une petite bicoque vosgienne à l’écart de tout. Quand je vais à la montagne, tout s’éclaire dans mon esprit.
Alors forcément, quand on me promet un roman qui a pour cadre tout ça, avec des brumes en plus et une petite atmosphère post-apo coupée du monde : je ne cours pas, je vole. La couverture magnifique de Kévin Deneufchatel accompagne fort bien l’imaginaire naissant forgé par le résumé, avec ces couleurs violettes, un peu mélancoliques. Je m’attends alors à une lecture qui va un peu me faire le même effet qu’une marche dans ces contrées isolées.
… doublement comblées
Ceux de la montagne évanouie est un roman qui a comblé ces hautes, très hautes attentes, à plus d’un titre.
D’abord, il y a la plume d’Anne-Claire Doly. Je n’ai pas encore lu son roman précédent, Sous la lune brisée. (Néanmoins, je peux vous dire qu’il ne va pas traîner très longtemps sur mes étagères, celui-là.) Je l’ai donc découverte ici, et dès les premiers mots, que j’avais publiés ici il y a quinze jours, j’ai été captivée. L’autrice a une maîtrise de la langue assez remarquable, et nous offre une prose exigeante mais harmonieuse, musicale, et très riche en rythmes, sonorités, images.
L’autrice se fait alors peintre. Avec ses mots, elle dessine comme ça plusieurs tableaux visuels très évocateurs. C’est sans nulle peine qu’elle m’a emmenée avec elle dans ces terres que j’aime tant. Et je pense que l’autrice aussi aime ces espaces naturels : cela se ressent dans sa manière de les approcher, de les décrire, de les mettre en scène. Ce n’est pas seulement visuel, il y a une intimité ici qui est offerte, une complicité entre les lieux et la plume. Comme des retrouvailles.
L’évasion a donc fonctionné tout de suite, la perte de repères également. Et comme dans mes expériences passées, j’ai pu me concentrer sur l’essentiel. En quelques phrases, Anne-Claire Doly a eu toute mon attention, et pendant plusieurs jours, rien d’autre n’a compté.
La montagne, personnage principal du roman ?
Oui… et non.
La montagne, pôle magnétique
Oui, car elle apparaît dans le titre, pleine et entière, contrairement aux personnages, simplement désignés par un démonstratif englobant.
Oui, dans le sens où l’épigraphe (issue d’un texte de Thomas Mann, La montagne magique, qu’il me plairait bien de lire, d’ailleurs) et les premiers mots sont pour elle. Que voilà une belle entrée sur le devant de la scène !
Oui aussi, parce qu’elle modèle, façonne, conditionne… les personnages, les relations que ceux-ci tissent entre eux, leur caractère et leur vie entière.
La montagne n’est jamais loin, elle est omniprésente dans ce roman. Elle agit comme une chape de plomb, pesante par sa force imposante, même quand on ne la voit plus depuis la vallée. Que les personnages s’en éloignent ou y reviennent, toute leur vie est placée en orbite autour d’elle. Elle exerce une force magnétique incroyable, et finalement, c’est toujours d’elle qu’on parle.
Un décor en lien inextricable avec les personnages
Mais la montagne sans des personnages pour l’observer, tenter de vivre avec elle ou de la dompter, ou pour simplement l’admirer… ne serait pas grand-chose. Ce que je veux dire, c’est que ce roman est un ensemble d’images mentales, d’histoires, de vécus. Et c’est tout cela qui donne vie à ce cadre, qui lui donne cette espèce de magnétisme dont je parlais plus haut.
À mon sens, Ceux de la montagne évanouie fonctionne comme le train qui en cache un autre : il y a la montagne qui surgit d’abord, inquiétante, fière, dangereuse. Mais ce monstre masque et étouffe des personnages. C’est de ceux-ci qu’il est question, dans le roman. Et finalement, plus le roman se concentre sur les personnages, leur trajectoire et leurs choix de vie, plus ils parviennent à relativiser, amoindrir, sa force magnétique. Alors j’ai lu ce roman comme une sorte de duo et de duel entre personnages et montagne. Les premiers ne sont rien sans la seconde, mais celle-ci n’exercerait aucun charme sans les personnages. En somme, y aurait-il une histoire à raconter sans personnages ?
Un roman psychologique et philosophique
Le passage à l’âge adulte
L’autrice est agrégée de philosophie et musicienne. Quand on lit le roman, on sent effectivement les deux influences, tant dans la plume musicale que dans les réflexions et pensées qui se déroulent.
Le roman met en scène deux catégories de personnages : l’ancienne génération, les parents, et la nouvelle, leurs enfants. On suit ainsi plusieurs familles, par le biais de plusieurs personnages. L’autrice parvient à adopter un ton, une façon de parler et un registre propres à chacun, ce qui donne au roman là encore une tonalité très musicale avec cette forme chorale. Les voix se répondent, complices ou non, mettant au jour des affinités, des antagonismes, des secrets de famille bien cachés, des souvenirs douloureux.
Les temporalités aussi changent régulièrement. Pas toujours évident de savoir quand on se situe, avant ou après la tempête. Il n’y a pas de chapitres datés, alors tout parfois se mélange un peu. Mais je pense que c’est fait exprès, comme pour montrer à quel point ces personnages vivent tous ensemble, sont reliés quoi qu’ils fassent. Et c’est d’ailleurs ça, le problème. Car dans le roman se confrontent deux modes de vie, deux modes de pensées et deux époques. Il y a les anciens qui restent là-haut, comme figés dans un temps ancien, voué à disparaître, et les jeunes qui tentent de trouver leur place. Ceux de la montagne évanouie raconte alors comment la nouvelle génération tente de sortir de l’orbite des anciens et donc de la montagne.
La confrontation de deux mondes qui ne se comprennent plus
Le roman met alors en scène deux mondes inextricablement liés mais qui ne se comprennent plus. ceux d’en haut // ceux d’en bas; la vallée // les hauteurs; les anciens // les jeunes; le cadre sauvage de la montagne // la civilisation bétonnée de la ville etc.
J’ai beaucoup aimé la confrontation de tous ces récits et de tous ces chemins de vie. Ceux qui parviennent à sortir de là mais à quel prix, ceux qui n’y parviennent pas, ceux qui se réinventent, ceux qui s’échappent vers d’autres paradis… Et au milieu, ceux qui sont de passage : les migrants, qui tentent d’accéder à la civilisation de la vallée en passant par les hauteurs, à leurs risques et périls. Tous ces chemins se croisent et s’affrontent. À l’image des lieux, ces personnages sont bruts, fracassés et déchirés comme les reliefs des cimes ; alors les récits sont violents et féroces, souvent dévastateurs. Il y a quelque chose de profondément sauvage et instinctif, dans ce roman, dans les attirances comme les rejets. C’est assez puissant et cette histoire m’a beaucoup fait vibrer, dans l’amour comme dans la haine.
Et ça sonne particulièrement juste, car on y lit une transposition de notre société actuelle. Des groupes qui ne se comprennent plus, ne parviennent pas à vivre ensemble, des valeurs en opposition radicale, notamment sur les questions de la crise migratoire, de l’identité de genre, de l’importance du savoir et de la culture… Et c’est un monde qui se caractérise par une violence extrême.
Un roman violent et magique
Du réalisme magique
Je l’ai dit plus haut : Ceux de la montagne évanouie est un roman sombre. Certains passages sont d’une noirceur désespérée, d’autres cruels et brutaux. Malgré tout, si la violence ne peut être que présente compte tenu des lieux, du cadre, des vies de chacun…, il y a dans ce roman une beauté un peu magique, optimiste et innocente.
Je pense que cet aspect-là provient essentiellement du réalisme magique qui infuse dans les pages. J’en avais parlé brièvement quand j’avais présenté les premières lignes de ce roman. Il y a comme un voile magique qui recouvre tout le roman. Dans les décors, d’abord : la tempête extraordinairement violente qui s’est produite, ce cercle de brume qui sépare définitivement la vallée des hauteurs. Dans le récit, ensuite : la prose très imagée donne à voir autrement. Et dans certaines scènes, enfin, dont on se demande (et les personnages aussi), si elles sont du ressort du rêve, de la vie après la mort ou d’une hallucination.
qui brouille les frontières
Ainsi, plus le roman avance, plus le périmètre clair de la réalité physique et matérielle s’estompe. Les frontières entre magie et réel se brouillent, encore plus quand légendes et folklores s’invitent dans le récit. Le roman devient une affaire de perceptions, alors. Le récit lui-même se floute dans ses contours, laissant parfois le lecteur perplexe. Où est-on ? À quel moment tel personnage fait-il son récit ? Dans quelle temporalité et dans quelle réalité se situe-t-il ? Pas toujours évident d’y répondre clairement.
Mais là encore, je trouve que cela fait partie du charme et du sens du récit, qui comporte une grand part d’inconscient. Beaucoup de non-dits, d’impressions, de souvenirs ou de scènes qui n’ont en fait peut-être jamais eu lieu… Je pense que ce roman n’a pas une seule réponse, une seule solution ni une seule direction. Et j’aime penser aussi cela fait partie du mystère de la montagne, qui garde ses secrets.
En pratique
Anne-Claire Doly, Ceux de la montagne disparue
Éditions Mu, Mnemos, 2024
Couverture : Kévin Deneufchatel
Vous l’aurez compris : j’ai adoré ce roman d’Anne-Claire Doly. J’ai passé un moment de lecture intense et magique, sur tous les plans. Je profite de cette chronique pour vous signaler l’interview de l’autrice sur le site des éditions Mnémos, passionnante également. Ceux de la montagne évanouie était un roman fait pour moi, et on était parfaitement en phase. J’aurai un plaisir certain à relire ce roman plus tard, et à me plonger rapidement dans Sous la lune brisée.
Un coup de coeur donc ! Je l’avais déjà repéré ailleurs, à voir si je tente ma chance ou pas:)
Oui, un coup de cœur 🙂
À garder pour une période peut-être un peu plus légère qu’en ce moment, en revanche ; le roman est superbe mais assez dur. En cette période compliquée, on peut avoir peut-être envie de douceur… 🙂
Ce roman – qui semble absolument magnifique – vient clairement de tomber dans ma wish-list, il y a tellement de points dans ta chronique qui m’interpellent et me donnent envie de découvrir ce roman.
Le côté « opposition de deux mondes » (et ce à plusieurs niveaux) me rappelle L’homme qui savait la langue des serpents ! (Même si, pour le coup, on était bien moins dans une « transposition de notre société actuelle » pour reprendre tes mots.)
Ahhhh il faut vraiment que je lise l’homme qui savait la langue des serpents !!! Merci de me rafraîchir la mémoire, depuis le temps que j’en parle et que j’en ai fait les premières lignes et que je ne l’ai toujours pas lu, quel scandale ! 😀
Voilà un titre que je te recommande sans hésiter !