En effet, vous ne rêvez pas : c’est bien un nouvel incipit que je souhaite vous faire découvrir ce matin. Ce n’est pas encore la reprise de ce rendez-vous hebdomadaire, je souhaitais juste partager avec vous les premières lignes de L’apparence du vivant, de Charlotte Bourlard, mon premier coup de cœur de l’année. Une novella de body horror qui tabasse bien, mais pas là où on l’attend… Place aux Premières lignes #35 !
4e de couverture
Une jeune photographe fascinée par la mort est engagée pour prendre soin d’un couple de vieillards, les Martin, propriétaires d’un ancien funérarium. Une maison figée dans le temps, dans un quartier fantôme de Liège, soustraite aux regards par une rangée de tilleuls. Captivée par ce décor, la jeune femme s’installe à demeure.
Entre elle et madame Martin naît une complicité tendre, sous la surveillance placide de monsieur Martin. Lors de leurs promenades au bord du canal, on leur donnerait le bon Dieu sans confession. Ce serait bien mal les connaître.
Madame Martin possède une collection d’animaux naturalisés, fruit d’un travail de toute une vie. Elle tient à enseigner son savoir-faire à sa protégée. La jeune femme apprend donc, patiemment, minutieusement, l’art de la taxidermie, sur toutes sortes de cobayes.
Car un jour, elle devra être prête pour accomplir son Grand-Œuvre.
Premières lignes #35 : L‘apparence du vivant
Elle me demande plusieurs fois par jour que je l’achève. « Bientôt madame Martin. »
Elle ressemble à une tox à force d’être vieille. Ses os sont pointus comme des menaces. Son crâne est couvert d’eczéma, balayé de longues mèches blanches qui me restent parfois dans les mains. Sa peau est parcourue de taches mauves qui sont déjà mortes.
Je pieute au dernier étage, sous les toits. Eux dorment au rez-de-chaussée. Ils ont fait fortune dans les pompes funèbres. On se partage un funérarium désaffecté. On vit en tête à tête avec monsieur Martin qui nous surveille, couché dans leur grand lit. Son corps ne bouge plus, ça fait des années. On continue à lui parler. Un peu comme s’il était mort, sauf qu’on peut le toucher.
« Tu vas y arriver ? » Je les veille nuit et jour. C’est presque fini.
Leur fortune, ils l’ont amassée lentement. Elle repose au deuxième étage, enfermée dans des cercueils que je dois vider. Des dizaines de kilos de billets rangés par liasses. Le secret de la richesse, c’est que chaque centime compte. La vieille m’a tout appris. Ça et le reste.
« Je veux dormir. » Elle se répète en boucle, jusqu’à ce que je lui file des somnifères.
« Il n’est pas encore 18 heures madame Martin. » Elle me regarde avec ses grands yeux gris qui veulent mourir. Je relève la manche de sa chemise de nuit, à la recherche d’un endroit où piquer. Ses veines sont tellement usées qu’elles se sont enroulées autour de ses os.
« Ça fait combien de temps que tu me supportes ?
– Dix ans madame.
– Ça t’a plu ? » Je la pique dans le cou. Elle se détend. On dirait presque qu’elle sourit. Je pousse sa chaise jusqu’à leur chambre. Monsieur Martin l’attend, couché au milieu de leur immense lit en palissandre massif, orné de rinceaux perlés et de couronnes de roses. Ça fait quinze ans qu’il patiente, les cheveux peignés vers l’arrière, impeccable dans ses costumes repassés. J’ai appris les gestes pour le déshabiller. Sa peau est douce comme celle d’une poupée. Je lui enfile son pyjama bleu à rayures, puis je place un verre de lait sur sa table de nuit. Derrière lui, les tentures sont tirées, les fleurs du papier peint ont fané. Un angelot en bronze joue de la harpe.
« Bonne nuit monsieur Martin. »
Elle l’a aimé tout du long et encore maintenant. Ils se sont rencontrés ici, dans la pièce à côté. À l’époque, monsieur Martin était jeune. Il enterrait son oncle. Madame Martin s’appelait mademoiselle Derwal, elle aidait ses parents au funérarium et elle l’a voulu dès la première minute. C’était il y a longtemps.
Je la soulève délicatement pour ne pas l’égratigner. J’approche sa bouche du visage tranquille, rasé de près. Elle dépose un baiser sur ses lèvres. Je l’étends auprès de lui. Elle ressemble à un petit fossile à côté de son homme. Elle se blottit contre son bras. Un sourire paisible déplace ses rides. C’est triste à regarder. Je reste près d’eux jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Elle ne se souvient pas de la dernière fois qu’ils ont niqué. Pas précisément. Elle dit que ce n’est pas de la dernière fois qu’on a envie de se souvenir. Il a été son seul amant. C’est peut-être vrai. J’allume le babyphone et je monte.
À l’étage, il ne reste pratiquement aucun meuble. J’ai passé des semaines à tout vider. Je m’assieds par terre au milieu du salon et je fais péter le deuxième concerto pour piano de Mendelssohn. En ré mineur. La vieille m’a appris à écouter la musique classique.
La première fois que je suis venue, c’était pour les photographier. Elle n’était pas encore en chaise roulante. Elle avait des allures de grande dame. Son corps était vivant, il m’attendait. Je cherchais des vieux qui acceptent de poser nus. On a bu du thé dans un service en porcelaine. Elle a tout de suite compris qu’elle m’avait trouvée. Son décor me fascinait. J’ai pris des centaines de photos. Je voulais avaler chaque détail. Elle adorait poser pour moi. Je suis revenue plusieurs fois. Elle m’a présenté monsieur Martin. Je suis revenue souvent. J’avais à chaque fois moins envie de repartir. Elle m’a proposé de rester. Je n’ai rien dit à personne, ça m’arrangeait. Je me suis installée. J’avais trouvé le moyen de disparaître.
Monsieur et madame Martin n’ont jamais voulu d’enfant. La thune, c’est à moi qu’ils la réservent. Madame m’a cherchée longtemps. Peu de gens sont prêts à mériter leur réussite.
Depuis que je suis ici, je n’ai pas passé une soirée hors de ces murs. Quand je ressortirai, je serai riche. Bientôt.
Quelques réflexions
Un livre, une rencontre
J’ai rencontré en premier lieu Charlotte Bourlard aux Imaginales, à une table ronde sur le body horror, qui réunissait Morgane Caussarieu, Julia Richard, Katia Lanero Zamora, et donc cette autrice liégeoise. Elle est éditée au Diable Vauvert (anthologie Les Nouveaux déviants, et le récent À trois, on saute). L’apparence du vivant est son premier roman, paru aux Éditions Inculte, et il a été primé (Prix Sade 2022). Vous pouvez par ailleurs lire le prologue en entier sur le site de l’éditeur, ici.
L’autrice m’a d’abord frappée par sa spontanéité. Expliquant qu’elle ne souhaite pas mettre des limites à son écriture, puisqu’étant autrice, c’est son métier de repousser les limites. Et ce ne serait pas intéressant, sinon. Indiquant qu’elle n’a pas vraiment écrit un roman de body horror mais d’amour. Ou tentant de nous convaincre que la taxidermie est comme un souvenir sur une photo : une preuve d’amour ; d’ailleurs, elle aurait bien empaillé sa propre mère.
Alors il fallait que je la rencontre. Et je suis repartie avec son roman, que j’ai lu d’une traite dans le train du retour.
Une révélation
Enfin un roman qui sort du lot, ça faisait longtemps. Qui sort du cadre édito classique et bien policé. Un petit diamant brut de décoffrage, spontané et frais (malgré le thème). Je ne vais pas vous en faire la chronique en revanche, il faudra patienter jusqu’à demain.
Disons simplement que cet incipit reflète le roman. Un peu malaisant dans ce qui est raconté. Déstabilisant dans l’écriture, à la fois raffinée d’un côté et brutalement vulgaire d’un autre. Ce mélange inattendu donne l’impression d’une absence totale de référence, de cadre normalisé, de repères sur ce qui se dit, ce qui ne se dit pas. Cela donne déjà une idée de la narratrice, en plus de ses valeurs douteuses dont on a déjà ici quelques aperçus. Mais globalement, ce qui frappe ici, c’est la douceur, finalement, de la plume. Il y a une sorte de candeur dans le propos, un détachement naïf, comme si ce qui se jouait était « normal ».
Et puis dès ces premières lignes, je comprends déjà ce que voulait dire l’autrice. Je sens effectivement l’amour et l’attachement éternel percer à travers le malaise de la situation qui se devine. Cela va t-il prendre le pas sur les éléments de body horror qui ne vont pas manquer d’arriver ? Quel sera l’équilibre du texte ? Est-ce que le texte va nous surprendre ?
Rendez-vous demain !
Un rendez-vous bloguesque partagé
Ce rendez-vous créé par Aurélia du blog Ma lecturothèque est suivi par pas mal de blogueurs et blogueuses : Lady Butterfly & Co, Cœur d’encre, Ladiescolocblog, À vos crimes, Ju lit les mots, Voyages de K, Les paravers de Millina, 4e de couverture, Les livres de Rose, Mots et pelotes, Miss Biblio Addict !!, La magie des livres, Elo Dit, Le nocher des livres, Light and smell.
N’hésitez pas à me dire si vous participez aussi à ce rendez-vous dominical, je pourrai ainsi actualiser la liste.
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