Catherine Leroux – L’avenir

Après presque trois mois sans lecture, j’ai eu envie de tenter autre chose, d’explorer des sentiers un peu moins parcourus et qui me sortiraient de mes habitudes. Je me suis fait une petite pile à lire de choses dénichées par ici et par là. Des vieilleries de ma bibliothèque, des recos de copaines, et aussi des livres qui figuraient dans ma liste de souhaits depuis des lustres. C’était le cas de L’Avenir de Catherine Leroux, dont j’avais lu un retour intéressant chez Yuyine. Je l’avais gardé en tête depuis, et après Dernière nuit à Montréal, j’avais encore envie de villes fantomatiques. C’était donc parfait de ce point de vue là, et L’Avenir a été une lecture surprenante.

L’Avenir – 4e de couverture

Nous sommes à Fort Détroit, ancienne ville industrielle à présent en faillite. Installée dans la maison à demi abandonnée de sa fille, Gloria cherche à découvrir la vérité à propos du drame qui s’est abattu sur sa famille. Et à retrouver ses deux petites-filles, Cassandra et Mathilda.

Petit à petit, Gloria prend la mesure de la désolation qui l’entoure et de la beauté d’une nature qui reprend ses droits. Elle rencontre les derniers habitants du quartier, regroupés en une communauté généreuse et soudée, qui lui indiquent que des « enfants sauvages » ont monté un campement dans la forêt voisine…

Catherine Leroux façonne dans L’Avenir un double fictionnel de Détroit, où aurait cours un « français d’Amérique » aux sonorités à la fois familières et décalées. Cette langue poétique donne chair à des personnages lumineux, émouvants.

Un texte déchiré et déchirant

Une structure très marquée

Quatre parties structurent le roman.
Dans la première partie, on suit l’arrivée de Gloria à Fort Détroit. On la voit tenter de trouver sa place et son but dans cet endroit étrange.
La seconde partie est dédiée à un petit groupe d’enfants laissés à eux-mêmes, abandonnés par leurs familles. Ils tentent de survivre dans une zone bien à eux dans la forêt, à l’écart de la ville.
Les deux dernières parties donnent des réponses et remettent du liant dans tous ces personnages et ces parties jusque-là plutôt distinctes et a priori indépendantes.

On a donc l’impression d’abord de lire des petits romans dans un roman, détachés les uns des autres. Cette impression de patchwork est renforcée par la plume, à deux têtes. En effet, la narration est très imagée, particulièrement fluide et douce. Catherine Leroux raconte une histoire particulièrement dure et brute, pourtant sa plume est presque détachée, descriptive et en retrait. Comme un témoignage chuchoté dans le creux de l’oreille, sans heurts, sans montagnes russes. Malgré tout, il se dégage de cette narration presque objective de l’émotion, car on ressent très bien l’attachement que porte l’autrice à ses personnages. Et d’un autre côté, les dialogues sont constitués d’un patois oral québécois particulièrement vivant, écorché, brut, sonore. Le contraste est saisissant.

Pourtant, la structure comme la plume offrent un accompagnement parfait du récit.

Des personnages seuls et sans attaches

En effet, on suit Gloria, qui part sur les traces de ses deux petites filles disparues après la mort de sa fille Judith. Elle revient dans la ville de résidence de cette dernière, Fort Détroit. Je reviendrai plus bas sur la peinture de cette ville étrange. On a là une famille déchirée. Le mari de Gloria n’est quasiment jamais mentionné, et on ne saura jamais vraiment ce qu’il lui est arrivé. Les pères des deux petites ont aussi disparu. Et entre Judith et sa mère, ce n’est plus l’amour fou depuis longtemps. On a donc des personnages assez seuls et isolés, avec un lien familial rompu.

Chaque personnage de cette ville fantôme est dans cet état. Eunice voit son père lui être arraché dès les premières pages du roman. Les autres adultes sont aussi seuls, abandonnés par une famille inexistante, perdue, par des autorités parties depuis longtemps. Leur vie passée s’est évanouie on ne sait où. Les enfants n’ont même plus leur nom d’origine, plus de parents. A peine reste-t-il des liens fraternels, comme le rappel d’un autrefois dont ces enfants n’ont aucun souvenir.

Ainsi, très tôt dans le roman, ces multiples déchirures nouent la gorge du lecteur.

« On peut trouver le bonheur même dans les moments les plus sombres… Il suffit de se souvenir d’allumer la lumière »

Malgré tout, cette solitude n’est jamais totalement pesante. Car L’Avenir présente certes des personnages abandonnés et brisés, mais le roman se concentre surtout sur la manière dont ils vont tenter et parvenir à recréer de la vie. Si le roman peut paraître très sombre à bien des égards, il est paradoxalement très lumineux, car il choisit de se concentrer sur le renouveau et l’espoir.

De ce fait, tous ces personnages entretiennent des liens étranges. Ils tentent de se reconstruire avec les moyens du bord, de renouer avec les autres, de recréer du lien social et amical, au-delà de la méfiance, de la peur, de l’aspect sauvage qu’est devenu leur caractère.

Tant les adultes dans Fort Détroit que les enfants dans leur zone forestière reconstruisent, refaçonnent quelque chose. Leurs propriétés, leurs amitiés, leurs règles sociales, leurs amitiés, leurs amours. C’est assez saisissant de remarquer à quel point la vie revient quand tout a brûlé (et le feu a son importance dans le roman). Tout repousse toujours ; il en va de même chez les humains. La vie revient, plus sauvage, plus féroce, plus libre, plus artistique aussi, peut-être. Elle s’affranchit des codes et barrières sociales. Ainsi, nul conflit de générations ici, mais un mélange harmonieux, des emprunts et de la réappropriation. Mais surtout un même destin.

Fort Détroit, double fantomatique de Detroit

Un post-apo uchronique ?

On pourrait penser qu’on est dans du post-apo. Un cadre urbain rempli de ruines d’un temps révolu dont on n’a même plus le souvenir, un chacun pour soi violent, des personnages paumés qui (se) reconstruisent quelque chose de local à échelle humaine… Mais il n’y a pas eu de badaboum soudain. Et la vie semble continuer « normalement » ailleurs. Fort Détroit a juste été abandonnée à elle-même. Une ville qui s’est délitée. Des services publics d’abord défaillants puis absents, des départs massifs, plus de boulot d’abord, et puis plus rien ensuite. Seules demeurent la violence, la drogue, la solitude, la déchéance, puis la mort.

On se situe en revanche dans un temps uchronique. Fort Detroit n’est pas le double de Detroit pour cette raison, mais n’est ni américaine ni française non plus. On ne sait pas très bien à qui elle appartient encore ; pour tout le monde, elle n’existe plus, d’ailleurs. Un positionnement dans une réalité qui semble comme détraquée, comme si la ville était sortie de l’espace-temps habituel, perdue quelque part.

Le récit de l’espoir

Et pourtant, comme je le disais, si c’est sombre, L’Avenir est un roman lumineux. Dans cette ville fantôme, il y a une belle pincée de réalisme magique qui, associé à la beauté pure des relations humaines qui se tissent et façonnent quelque chose de superbe et d’émouvant, parsème des germes de beauté magique ici et là. De ce fait, le roman raconte l’espoir, les petites victoires des uns et des autres. Il souligne les ponts qui se (re)construisent entre les personnages, montre à quel point le feu peut être salvateur et point de départ d’un renouveau.

Jamais de lourdeur ni de pesanteur dans ce roman, malgré le récit de ces vies brisées. S’il y a noirceur, elle n’est pas collante, et elle laisse de toute façon la place à la lumière. Le texte se clôt d’ailleurs sur un excipit incroyable, qui m’a fait un effet similaire à celui de Germinal. Parce que dans les deux cas, on a un récit très difficile, mais un espoir final porté vers l’avenir. Dans les deux excipit, on a une même idée du cycle naturel, saisonnier pour Germinal et dans le tourbillon de la rivière pour L’Avenir. Ce cycle qui fait que, malgré tout ce qu’ils peuvent subir de manière répétée et continue, les gens demeurent, recommencent, persistent. Rien ne peut les faire disparaître, ni eux ni leurs combats. Quelque chose renaît toujours de ces moments sombres, quelque chose de jeune, de neuf, d’encore plus vif et vigoureux. Les deux romans se terminent sur cette promesse.

Alors cela n’efface pas la dureté du propos dans les deux cas; ce sont des romans difficiles et bouleversants. Mais cet espoir final offre une beauté et un souffle qui illustrent et donnent un but aux luttes des personnages, qui ne sont plus vaines ni oubliées.

Je vous mets les deux excipit l’un en dessous de l’autre, si vous ne souhaitez pas les lire tout de suite, arrêtez là votre lecture 🙂

 

Maintenant, en plein ciel, le soleil d’avril rayonnait dans sa gloire, échauffant la terre qui enfantait. Du flanc nourricier jaillissait la vie, les bourgeons crevaient en feuilles vertes, les champs tressaillaient de la poussée des herbes. De toutes parts, des graines se gonflaient, s’allongeaient, gerçaient la plaine, travaillées d’un besoin de chaleur et de lumière. Un débordement de sève coulait avec des voix chuchotantes, le bruit des germes s’épandait en un grand baiser. Encore, encore, de plus en plus distinctement, comme s’ils se fussent rapprochés du sol, les camarades tapaient. Aux rayons enflammés de l’astre, par cette matinée de jeunesse, c’était de cette rumeur que la campagne était grosse. Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre.
Zola, Germinal, 1885

 

Au cœur d’une ville construite sur l’eau, le vent, le feu et le rêve, une poignée d’adultes observent une multitude d’enfants qui nagent dans une eau périlleuse et vive. Cette eau est remplie de promesses de fleuves et d’océans, elle charrie plus de vies que la main d’un dieu. Et dans cette onde imparable, les gamins s’immergent, ils retiennent leur souffle, une minute, trois, dix; ils restent en apnée pendant cent ans et leurs corps disparaissent, emportés par le fil de l’eau. Puis ils reparaissent depuis l’aval, ramenés par le courant comme si les flots formaient une boucle sans fin et, en se penchant de plus près, on peut voir que les objets défilent de la même manière, s’évanouissant et ressurgissant, une branche, une plume, un chrysanthème, une branche, une plume, un enfant; ils passent et repassent encore, chaque fois un peu transformés mais toujours eux-mêmes, et lorsqu’on les croit disparus pour de bon, ils réémergent, irrépressibles. L’avenir tout autour d’eux.
Catherine Leroux, L’Avenir, 2022

En bref

Deuxième roman que je lis de Asphalte éditions, deuxième excellente lecture. Après Motel Valparaiso de Philippe Castelneau, L’Avenir de Catherine Leroux m’a énormément plu. Dans les deux cas, deux textes en dehors des cases littéraires habituelles, qui offrent un récit percutant et remarquablement écrits. L’Avenir est un texte poignant, dur mais lumineux, au message humaniste et convaincant. J’ai adoré la plume de l’autrice que je serai ravie de relire. J’aimerais beaucoup lire Le mur mitoyen, à l’occasion.

En pratique

Catherine Leroux, L’Avenir
Asphalte éditions, 2022
Prix Jacques Brossard, 2021 (anciennement Grand Prix de la Science-Fiction et du Fantastique Québécois)
Autre avis : celui de Yuyine, que je remercie infiniment pour m’avoir donné envie de lire ce roman 🙂

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